Ce site est consacré à des descriptions de travail. Le travail avec lequel on gagne sa vie, ou une autre forme de travail, parce qu’on n’a pas forcément de travail rémunéré – on l’a perdu, on a choisi de ne pas en avoir, on fait autrement...

Les descriptions sont nées de deux façons: soit leurs auteurs ont entendu parler du projet et m’ont envoyé un texte, soit je me suis rendue moi-même auprès d’eux pour solliciter leur contribution.

Je laisse parler la personne aussi longtemps qu’elle le souhaite. J’essaie de me taire. J’enregistre. Je transcris ensuite ses propos. Je lui remets le texte écrit et nous en discutons jusqu’à trouver la forme sous laquelle il apparaît sur ce site.

Ma position n’est pas celle d’un sociologue ou d’un journaliste: je n’étudie pas, je ne cherche pas la chose intéressante, je ne synthétise pas – j’écoute et je transcris en restant au plus près des propos tenus.

Christine Lapostolle

J’écris depuis longtemps. Des livres qui se situent entre témoignage et fiction – des rêveries qui prolongent le spectacle de la vie. Le spectacle vu de l’intérieur, forcément. Le spectacle dans lequel nous sommes tous bon an, mal an, impliqués.

Dans l’école d’art où j’enseigne, je m’occupe du matériau langage, j’incite les autres à écrire, à faire attention aux mots... Les écoles d’art sont des lieux où l’on peut prendre le temps de la rencontre, des lieux où l’on ne se lasse pas de chercher comment transmettre, comment regarder, comment se parler, comment faire...

Ce site est un troisième pan de ce que je cherche avec l’écriture; ici l’expression de ceux qui participent et la mienne se rejoignent, je prête ma plume à des gens qui à travers leur parole mettent à disposition leur expérience.

Le blog que j’ai tenu sous forme d’almanach tout au long de l’année 2008 est consultable ici.

J’ai aussi travaillé en duo avec Karine Lebrun à l’élaboration du site 13 mots dont l’initiative et la forme lui reviennent.

Remerciements et contact

Je remercie tous les auteurs de descriptions ainsi que ceux qui ont contribué à la réalisation de ce site et ceux qui le fréquentent.

Le design de ce site a été réalisé par Gwenaël Fradin, Alice Jauneau et David Vallance en hiver 2018.

Si vous souhaitez, vous pouvez me contacter ici ou vous inscrire à la newsletter pour être averti de la sortie de nouvelles descriptions.

Tri par:
Date
Métier
Rebecca, directrice des ressources humaines 15.09.2022
On est ici dans une entreprise de logement social – chez un bailleur social qui fait partie des plus gros bailleurs sociaux en Île-de-France – …
Liza et Michel, kiosquiers 04.02.2022
On ouvre à 9h. Dans d'autres kiosques c'est 6h du matin, ça dépend des quartiers. C'est nous qui décidons des horaires. Il y a des kiosques où …
Pascal, doreur 28.08.2021
Un métier de doreur c’est assez varié. À l’origine c’était uniquement doreur sur livres: titrage, décor des reliures. Et puis on en est venu, au …
Pascale, marathonienne 12.07.2021
Je suis enseignante dans le primaire. Je fais de la formation auprès des enseignants. Je me déplace dans les écoles. Comme j’ai un peu …
Violaine, épicière, équicière 01.02.2021
C’est une épicerie familiale qui était tenue par Angèle jusqu’à ses 85 ans. Ses parents l’avaient tenue avant elle. Quand elle est décédée, ses …
Éric, garagiste 22.12.2020
Le garage a ouvert en mars 2018. J’ai réussi à me salarier en août. Les gens réparent eux-mêmes leur véhicule et je les accompagne. Ce n’est pas …
Éric, artiste 04.05.2020
Je suis artiste et enseignant. Enseignant dans une école d’architecture. Artiste plasticien. Mon temps de travail, si on ne parle que de …
Yoann, futur ex-directeur culturel 14.04.2020
J’ai commencé à travailler pour cette structure il y a 17 ans. J’étais assez jeune, j’avais 23 ans. J’avais collaboré auparavant avec un …
Philippe, rentier homme de ménage 10.02.2020
J’exerce une curieuse profession, dont je serais bien incapable de donner le nom. Elle a un côté chic, puisque je suis propriétaire de trois …
F., Masseur bien-être 22.10.2019
Le nom du métier c’est «masseur bien-être». Il s’agit de massages à visée non thérapeutique. Le terme de thérapeutique est réservé aux …
Zéti, au marché et aux fourneaux 02.03.2019
Je travaille en tant que commerçante. Petite revendeuse pour commencer. Dans le coin. Je vends des bijoux. Des perles significatives, parce que …
Line, libraire 06.01.2019
Être libraire, c’est avoir un dos solide pour transporter les colis, tous les matins, avoir un bon cutter pour les ouvrir, les ouvrir avec …
Thomas, marin pêcheur 04.04.2016
Mon parcours. Je suis juriste de formation. Je viens d’une famille de marins. Mon père, mes grands-parents, mes arrières-grands-parents, ça …
P.L., président d’université 02.09.2015
Comment on devient président d’une université? Dès que tu entres à l’université comme enseignant-chercheur, tu consacres une partie de ton temps …
Js, maçon par intermittence 14.12.2014
Je me pose beaucoup de questions sur le monde du travail , sur ce que j’y cherche, ce que j’y trouve, sur ce qui me donnerait un peu de joie. Ça …
D., directrice d’école d’art 03.06.2014
Je n’ai pas toujours été directrice d’école d’art. Il y a des directeurs qui ont été prof. Artistes, de moins en moins, il doit en rester un ou …
Barbara, scénariste 08.02.2014
J’écris des films et des séries pour la télévision . Au fond, j’entre dans la maison des gens pour leur raconter une histoire. Pour moi, dans …
P., médecin spécialisée VIH 11.11.2013
Le métier de médecin, c’est quelque chose que j’ai toujours voulu faire. Même si j’ai autrefois pensé à faire de l’ethnologie – c’était plus …
Julie, hôtesse de l’air 02.08.2013
Mon premier vol. C’était en décembre, il y a presque douze ans. Je travaillais pour la compagnie Star Airlines . Nous étions une centaine de …
Arthur, vie extérieure 17.06.2013
Je ne dirais pas travail. Pas occupation. Je dirais que je n’ai pas d’occupation. Mais beaucoup de... de préoccupations. C’est avant …
Michel, psychanalyste 21.02.2013
Préambule. Longtemps, j’ai eu quelques difficultés pour répondre à la sempiternelle question: – Vous êtes psychanalyste, quel métier …
Annie, chercheur(e) 16.09.2012
Chercheur(e) – Je n’arrive pas encore à habituer mon œil à ce (e). Bien que, dans mon métier et dans ma vie, je revendique ce qu’il signifie: …
Benoit, pianiste 26.05.2011
Ça va faire dix ans cet été. Je vivais au Havre. J’étais marié, j’avais deux enfants, ils avaient sept et dix ans et on a acheté une maison ici, …
Françoise, houspilleuse locale 17.02.2011
Depuis que je ne travaille plus au journal , évidemment mes journées sont moins structurées qu’auparavant. Apparemment. Ce qu’il y a de …
Jean, maire 21.11.2010
Au quotidien, dans une petite commune comme la nôtre,  on a la chance d’avoir  un secrétariat de mairie ouvert six jours sur …
Mathilde, institutrice 19.08.2010
Travailler avec des petits Depuis quelques années, je fais classe toujours au même niveau: à des CE1, qui ont 7 ans. C’est un âge que j’aime …
M et L, facteurs 20.03.2010
Devenir facteur J’ai donné la parole à deux facteurs de mon village qui ont souhaité participer ensemble à la conversation. M. est toujours en …
Jean-Yves, éleveur de chèvres 06.02.2010
Les chèvres , je vais les voir plusieurs fois par jour, je suis obligé. Parce que des fois elles se sauvent malgré la clôture. J’ai 22 chèvres …
Marylou, auxiliaire de vie 17.12.2009
C’est très  difficile à raconter . Je fais des gardes de nuit à domicile. Je dors chez les personnes. Ce sont des personnes qui ne peuvent …
Sylvie, chanteuse russe 24.08.2009
J’aimais beaucoup les  contes russes  quand j’étais petite, mais comme il n’y avait pas de russe à l’école, je n’ai pas eu l’occasion …
Marijka, cinéaste 14.05.2009
Mon travail consiste à imaginer des histoires et à les réaliser en images et en sons. Il y a plusieurs temps très différents dans ma vie …
Jean, professeur de philosophie 30.01.2009
J’enseigne dans un lycée, à Montpellier. J’ai 43 ans et 14 années d’enseignement. Travail Il s’agit de  donner des instruments de travail …
L’activité de kinésithérapeute 20.08.2008
Le centre est un établissement privé, de 80 lits dits «de suites et de rééducation». Il fonctionne avec un prix de journée assez bas par rapport …
Les tourments d’une lycéenne 07.07.2008
De la difficulté de s’orienter… des couloirs du lycée au couloir de la faculté. Paris, premier septembre 2006: C’est la rentrée des classes, …
Martine, muséographe 17.03.2008
Mon métier c’est  exposer . Une histoire, une collection, un morceau de territoire, un thème, même. Je m’occupe des contenus d’une …
Éric, potier 15.01.2008
(Nous habitons le même village, nous nous voyons presque tous les jours. Nous nous sommes servis d’un magnétophone…) C’est un travail qui …
Je travaille dans une chaîne de cafés 03.10.2007
Recherche de la définition d’une «non-situation» (pour qu’elle en devienne une) d’une étudiante en philosophie, étrangère, qui travaille dans …
Christine, prof d’histoire de l’Art 20.06.2007
Tentative de description de la situation de professeur d’histoire de l’art dans une école des Beaux-Arts J’enseigne dans une école des …
Un quotidien 13.03.2007
J’ai deux métiers!! Par chance(?), je travaille à la maison. Le matin, après avoir conduit mon époux au travail, j’allume mon ordinateur …
Virginie, graphiste 02.11.2006
Je suis  graphiste – je fais aussi de la direction artistique. J’ai 39 ans. Je vis à Paris. Je travaille depuis 1991, soit 15 ans.  …
Masquer l’extrait
Imprimer
Benoit, pianiste26.05.2011

Ça va faire dix ans cet été. Je vivais au Havre. J’étais marié, j’avais deux enfants, ils avaient sept et dix ans et on a acheté une maison ici, presque au bout du monde. C’est moi surtout qui ai eu le coup de foudre pour ce petit village. On a acheté une maison qui était appelée à être notre résidence secondaire. Et puis les événements se sont précipités. On s’est séparés, avec la mère de mes enfants, peu après – trois mois après l’achat de cette maison. Je suis resté au Havre encore quelques mois – j’étais prof de piano là-bas.

Et l’été est arrivé, je suis venu dans ce village, la maison était dans un sale état, il n’y avait aucun confort… Ça a germé dans ma tête, je me suis dit que je ne pourrais jamais revenir au Havre. Et effectivement, à la fin du mois d’août, j’ai appelé mes employeurs, j’ai dit, vous ne pouvez plus compter sur moi. Et je suis resté. Ça va faire dix ans cet été. Il a fallu songer à gagner quelques sous. 

Mon père est Breton. Depuis tous petits on venait dans le Finistère. J’adorais la Bretagne. Depuis gamin j’avais une idée, c’était de vivre ici. Avec la mère de mes enfants, on avait fait quelques démarches au début de notre mariage, mais sans trop y croire, donc ça n’avait pas marché. Ouais, c’est un rêve de gamin. Jusqu’au jour où moi j’ai eu le coup de foudre pour ce petit village. On avait cherché un peu partout à la pointe ouest, on n’avait pas d’idée arrêtée – toute cette côte – beaucoup d’endroits nous plaisaient. 

Bizarrement, mon père, qui a vécu toute une partie de son enfance pas loin de la Pointe du Raz, alors qu’il n’était pas originaire de là – sa mère s’était remariée avec un menuisier du coin – ça lui a fait bizarre. Ça n’avait pas été des années heureuses pour lui, il est parti à dix-huit ans. Il n’a pas apprécié que j’achète une maison ici. 

Je suis prof de piano depuis des années. Après avoir entrepris d’autres études, notamment d’histoire. J’ai été viré de chez mes parents quand j’avais dix-neuf ans. J’avais déconné. Donc il a fallu très vite que je trouve un boulot. Ma prof de piano m’a proposé un poste dans une école de musique. J’ai dit oui immédiatement. Et voilà comment je suis tombé dedans. Sans posséder plus d’expérience. Au début ça a été un peu difficile. J’ai bossé dans pas mal d’écoles de musique et de collèges. Expérience intéressante mais un peu chaude on va dire. Je n’avais pas spécialement l’autorité sur les ados qui venaient en cours de musique plus pour se défouler. En même temps, ils venaient avec plaisir…

Peut-être était-ce l’angoisse d’arriver sans rien quand je me suis installé ici, mais j’ai dit oui à tout. Alors j’ai été un peu submergé de travail. Ici, dans les écoles de musique, j’ai bossé dans pas mal d’endroits, j’ai fait des remplacements, des accompagnements. Ça me bouffait tout mon temps. Sans compter que les accompagnements… parfois, on me donnait des choses l’avant-veille, des trucs presque injouables, que tout le monde avait refusé, que tous les profs de musique se refilaient comme ça – la patate chaude… Ça me retombait dessus. Une fois je suis allé voir la direction du Conservatoire. J’ai dit, je vous mets au défi de trouver une seule personne dans toute la Bretagne qui soit apte à digérer ça en 48h. Bon ils ont réalisé que c’était un peu taré. 

Donc voilà: beaucoup, beaucoup, beaucoup de déplacements. Au bout d’un moment ça n’allait pas très fort dans ma tête. J’arrivais en jonglant à trouver du temps pour travailler le piano en période de vacances scolaires, mais j’avais les enfants souvent qui venaient à la maison. J’ai réussi à trouver du temps, j’ai même du mal à comprendre comment. Trois heures par jour peut-être. C’était un peu stressant tout ça. Je me disais, je ne suis pas venu là pour ça – dans ce lieu aussi recueilli, aussi paisible – c’est pas pour retomber dans le même truc que quand j’étais au Havre.

Assez vite une amie m’avait présenté au festival annuel de la région – Arts à la Pointe. Et ils m’ont proposé un récital – en 2002. Ils m’ont auditionné: je me rappelle qu’ils étaient en terrasse à l’extérieur, et moi j’avais ouvert la fenêtre, je ne voulais pas qu’ils soient à côté. Et j’avais joué Ravel. Ils m’ont dit, oui, on t’embauche pour la saison prochaine. Content d’avoir trouvé dès la première année une possibilité de jouer. Je n’ai jamais autant joué que depuis que je suis ici. 

Il s’est passé quelque chose: il y a quatre ou cinq ans, je suis tombé sérieusement malade – hospitalisé. C’était pas un truc bénin. Et – prise de conscience: je me suis dit, attends, tu n’es pas venu, tu n’es pas ici, sur cette terre, pour te détruire dans quelque chose qui n’est pas essentiel pour toi. Et donc, d’un coup, j’ai tout stoppé. Tout stoppé avec les écoles de musique. Je suis reparti sur un autre pied. 

Maintenant j’ai le statut d’auto entrepreneur et j’ai des élèves qui viennent à la maison pour des cours particuliers. C’est beaucoup mieux. Je me sens plus disponible, moins stressé. J’ai l’impression – c’est même une certitude – que j’ai retrouvé plaisir à enseigner. Et mes élèves ont du plaisir à venir à la maison. Pas à 100%, mais la plupart. Parfois ils n’ont pas très bonne conscience parce que les semaines passent vite. Ça, je sais ce que c’est, je suis assez indulgent. Et certains de mes élèves, que j’avais dans les écoles de musique avant, m’ont suivi. Même des gens qui habitent assez loin viennent me voir. Donc c’est signe que ça passe bien… qu’on a de l’estime pour le prof. Parfois c’est une heure de route, ça fait deux, aller-retour. Parfois les conditions ne sont pas terribles, il neige, il y a du verglas…

Je suis tout le temps chez moi. Sauf le vendredi où c’est moi qui me déplace. Mais globalement, je bosse à la maison. J’apprécie. Il y a eu parfois quelques tensions avec les écoles de musique. Quand je travaillais pour eux, il y en avait aussi! Surtout avec les associations d’amateurs, non connaisseurs, qui jugeaient mon travail, parfois pas académique. Des réflexions disant, «ben il va falloir arrêter de faire n’importe quoi». Des trucs qui ne plaisent pas trop. Une fois, j’avais fait grève et convoqué les parents en disant, si je fais n’importe quoi, je vais leur demander de me le dire en face. Et puis je suis parti; je ne citerai pas cette école.

Chez moi les gens m’ont choisi. Ils ne sont pas inscrits dans une école de musique, ils vont voir un prof précis. Ils y vont de bon cœur et je pense que globalement ils ont un bon écho de leurs enfants. Oui, j’ai des adultes aussi.

Ça se sent, je pense, quand je suis excédé par une personne. Ça peut arriver. Parfois il y a des gens qui sont mal lunés, qui vous cherchent des poux. Et puis un jour ils s’aperçoivent qu’ils ont un peu exagéré. Et moi pareil. On est tous un peu lunatiques. Il y a des fois où je me dis, là, j’ai gueulé un peu trop fort. Les musiciens ont la réputation d’être caractériels, mais j’essaie de me maîtriser quand même! Il m’est arrivé de faire pleurer des élèves. Et c’est vrai que répéter plusieurs fois un même fragment, c’est vrai que nerveusement, c’est pas facile. Il y a une tension qui s’accumule. 

J’avais une prof qui était vraiment caractérielle. Je l’adorais. C’est certain qu’elle m’a énormément influencé. J’ai eu d’autres profs après. J’ai fait le conservatoire au Havre. Après je suis allé à Paris, donc j’ai eu d’autres profs. Ce que ma prof n’appréciait pas du tout. C’était comme si je la trompais. J’étais son fils. Elle me donnait même des conseils vestimentaires. Elle abusait un peu de la situation. Ce qui a fait qu’on a parfois eu des rapports très tendus. Je l’adorais. J’étais très… et voilà.

Depuis que je suis tombé malade – et maintenant je m’estime, disons, réparé, j’ai repris autrement. D’abord je me suis dit, la vie est brève, il faut que tu ailles à l’essentiel. Ça a été une prise de conscience le fait de tomber malade. Je me suis mis vraiment au boulot. Donc je bosse la musique beaucoup plus qu’avant. Je pense que j’ai un bon rythme de travail, je travaille en moyenne quatre à cinq heures par jour. Parfois avant je jouais des œuvres extrêmement difficiles et je sentais que techniquement c’était un peu limite. Ce sont des œuvres auxquelles, pour les jouer vraiment à l’aise, il faut se consacrer cinq, six heures par jour. Ce qui est le cas maintenant. Sauf pendant les périodes où je me consacre à toute autre chose. 

Construire un mur en pierres. J’ai un jardin. J’adore bricoler. J’adore le jardin, j’aime bien m’abîmer les mains en fait. Quoique je porte des gants maintenant, j’ai plus de respect pour mes mains… Ça c’était un truc avant… Je me suis brûlé il y a quelques années. Avec des cartons de pizza qui étaient pleins d’huile – un feu de cheminée. J’ai pris mon peignoir qui était à côté, puis j’ai bouché la cheminée, je me suis complètement cramé les mains. Une amie m’a soigné avec de l’argile. Le médecin disait, t’es complètement taré, il faut mettre des machins, des trucs classiques. En fait avec l’argile au bout de quinze jours j’avais plus rien, j’étais complètement guéri. Maintenant j’ai plus de respect pour mes mains. 

Au mois de septembre, j’ai fait un mur en pierres, ça m’a pris quelques centaines d’heures. Une salle de bain, ça m’a pris un mois. Là je vais faire un escalier en pierres. Après ce récital, évidemment. J’ai un bureau à refaire, j’ai l’organisation de ma fille qui vient faire médecine à Brest et qui sera ici le weekend. 

J’ai eu l’occasion de faire pas mal de concerts ces dernières années. Mais si je lâche la pression ça retombe. Il faut en permanence relancer, envoyer des dossiers. J’ai fait un site internet, j’ai fait deux CD ces dernières années. Mais dès qu’il n’y a plus de pression ça retombe.

La difficulté pour trouver un agent, c’est mon âge. Les agents sont intéressés par des musiciens, on va dire, d’avenir, ce qui est un peu idiot, parce qu’on n’est pas tous précoces dans ce monde. 

L’autre jour j’ai parlé avec l’attaché culturel d’une petite ville pas loin, qui m’a dit, non, nous ne prenons que des étoiles montantes – j’ai dit, moi je suis une étoile filante, désolé. Bon, c’est difficile, je peux le dire, je ne le cache pas. J’ai 48 ans. Je ne parle pas du public, le public s’en fout de l’âge que vous avez, quoique les gens soient très très impressionnés par les jeunes prodiges. Souvent, quand il y a un petit gosse qui joue à la télé… Or souvent il y a des jeunes prodiges qui ne sont pas mûrs, qui ne sont pas matures. Ils peuvent avoir une technique fabuleuse, mais ils ne sont pas mûrs. 

J’espère mûrir encore! On joue par rapport à son passif. Je suis convaincu qu’un musicien qui ne sort pas de chez lui, peut-être à l’exception de Glenn Gould, un musicien qui vit prostré, qui ne s’enrichit pas du monde extérieur, reste stérile.

Rencontres. Je prends l’exemple de Brigitte Engerer, qui est une des meilleures pianistes françaises – j’entendais l’autre jour: elle a une maison en Irlande, elle disait qu’elle arrachait les mauvaises herbes (y a-t-il des mauvaises herbes?) avec ses mains; elle disait, moi, je ne peux pas m’empêcher, je suis une tactile… C’est évident que quand on est pianiste, on est tactile. Il lui fallait son jardin, et puis le rapport physique à la plante, quitte à se planter des épines dans les doigts.

L’autre jour, ici, on a eu un petit tournage, deux jours de suite à la maison – c’était un vrai bordel, on était une trentaine à la maison, c’était impressionnant. Il y avait un pianiste, un très bon pianiste, de Bordeaux. On a bien sympathisé – un personnage d’une autre époque, il ressemblait à Frantz Liszt. On a parlé du clavier muet, qui était très à la mode autrefois. Aujourd’hui on ne fabrique plus de claviers muets. Il voulait savoir ce que j’en pensais. Et moi j’ai répondu que j’étais sûr qu’il y avait autant de plaisir, presque autant de plaisir, à jouer sur un clavier muet. Parce que le plaisir est avant tout tactile. On a aussi parlé de l’écoute. Est-ce qu’on s’écoute? Je pense que plus on a l’habitude du toucher, moins l’oreille est présente. D’où l’intérêt de s’enregistrer. Pour avoir un regard, enfin une oreille. Sur un clavier muet, on entend et, par rapport à la pression des doigts, on sait ce qu’on fait – un pianissimo, un fortissimo. On n’en fabrique plus de nos jours. Ce serait précieux. Pour les gens qui voyagent beaucoup, qui sont dans le train. Un personnage étonnant. J’ai eu l’impression qu’il était essentiellement pianiste. Certainement plus cultivé que moi. Musicalement, moi je suis un peu… j’aime trop de choses peut-être. Il va m’envoyer un bouquin de Badura-Skoda sur Mozart – c’est un bouquin dont je ne connaissais même pas l’existence. Des rencontres comme ça, c’est vrai que ça fait plaisir. 

Parfois je me dis, est-ce que je suis juste le meilleur pianiste de mon village, ou est-ce que je suis autre chose? Je n’ai pas beaucoup de repères. À part bien sûr taper sur Youtube et écouter la version de Michelangeli ou de Richter. Heureusement qu’il y a ça!

Je joue aussi en musique de chambre. En duo, en trio. Avec des gens d’ici. J’ai fait venir des gens de Normandie. C’est par périodes. En ce moment, c’est solitaire. C’est Bach, c’est Mozart. Une autre année ça a été la musique française, énormément. Je me suis fait un répertoire d’arrangements perso de jazz aussi, je m’y suis essayé un petit peu. Chaque année a une thématique. Ça prend tellement de temps de bosser une œuvre. L’année dernière j’ai embrassé trop de choses. J’avais sept répertoires différents. C’était très bien parce que ça m’a permis d’avancer. Il y a eu le récital Chopin, il y a eu Schuman, Schubert, Beethoven que j’avais déjà joués avant, mais tout ça c’est à entretenir, à retravailler. Il y a eu Ravel – Gaspard de la Nuit, quelques préludes de Debussy. Il y a eu ce répertoire de ragtime. Il y a eu avec chanteuse un répertoire Fauré, Debussy, Renaldo Hahn – c’était un peu trop. 

Là cette année je me suis dit, je n’ai pas beaucoup de concerts, donc je vais prendre des choses que j’aime, que j’ai envie d’approfondir, que je n’ai jamais jouées en public. Par ailleurs, je ne dirais pas service minimum, c’est un peu vulgaire, mais j’avais envie de faire autre chose. 

Donc cette année c’est un seul répertoire, et c’est déjà beaucoup parce que Bach et Mozart c’est extrêmement exigeant comme musique. Ça ne triche pas. Quand il y a une plantade, il n’y a rien pour rattraper. J’en parlais encore à ce pianiste, c’est lui qui m’en parlait, qui me disait avoir assisté il n’y a pas longtemps à un concours international où l’œuvre était imposée. C’était une toccata de Jean Sébastien Bach. Et il y en a plein qui se sont rétamés. Parce qu’ils se sont lourdés au milieu. Alors qu’une œuvre de Chopin, un coup de pédale, ou un flou artistique, on continue. Ça m’a fait peur. Je me suis dit, ben oui, ça peut m’arriver. Se retrouver planté comme ça, en se disant, c’est irrécupérable. Je crois que maintenant je bosserai davantage avec partition. Au moins pour les œuvres lentes, dont aucun détail ne doit échapper. Les œuvres très vives pour moi il n’y a pas le choix, il faut que je les sache par cœur parce qu’il faut que le cerveau soit vraiment très très disponible, avec toutes les difficultés que ça suppose, de mémoire, de déplacement, auxquelles chaque pianiste est confronté. Aujourd’hui les pianistes de plus en plus jouent avec partition.

J’arrive à mieux camoufler les imperfections au fil du temps. Mais vu que j’en fais moins qu’avant, elles me gênent plus. C’est vrai qu’avant… il m’arrivait d’en faire de très belles en plus! De tourner en rond. Parce qu’il y a des issues de secours. Et si on ne trouve pas l’issue de secours – certaines œuvres sont très complexes: on rejoue la même chose, on tourne en rond. Et quand c’est un morceau physiquement assez éprouvant, on se dit est-ce que je vais tenir le choc ? Ça peut être terrible. En même temps ça peut arriver à tout le monde. Y compris aux plus grands. Bon, c’est passionnant.

Me retrouver sur scène, j’adore. Avant un concert, je me dis, pourquoi tu fais ça? Je préférerais faire n’importe quoi plutôt que m’exhiber en public, m’exposer à ce trac, cet énorme trac. Dès que le concert est fini je rêve que ça se renouvelle. Pendant, si je rentre dedans, c’est un immense plaisir. Si j’ai une distance par rapport à ce que je fais, ça peut devenir un cauchemar, et pour mes intimes aussi. Mais de moins en moins. Je pense que de plus en plus je rentre vite dedans. J’arrive à choisir des œuvres qui me permettent de très très vite intérioriser ma musique. Avant j’étais tellement bouffé par le trac que je restais souvent extérieur à mon jeu et c’était un drame intérieur de jouer. Évidemment, oui, bien sûr, j’aime ça. Et puis il y a l’échéance aussi. Moi ça me pousse à bosser. Savoir que pour telle date je dois avoir perfectionné un répertoire… 

Il y a toujours autre chose à faire. Pourquoi pas du ménage, les trucs qui traînent, des démarches administratives. Donc c’est un choix de me dire: je privilégie la musique – la plupart du temps je me donne cinq heures par jour – la musique et puis le reste, tant pis, ça passe à l’as. Il y a toujours autre chose à faire: le jardin, les toiles d’araignées. Mais ça c’est secondaire. C’est un truc qui me tient à cœur de jouer en public. 

Jean-Sébastien Bach, c’est un répertoire que j’ai sans cesse envie de jouer. Je l’ai joué tout jeunot. J’avais fait un concert Jean-Sébastien Bach il y a 25 ans et cette année j’ai joué pareil avec plus de… j’espère du moins. Là c’est l’aboutissement de quelque chose. Je crois que tous les musiciens le considèrent comme le maître suprême. J’ai entendu des musiciens dire je n’aime pas Beethoven ou je n’aime pas Mozart, je n’ai jamais entendu un musicien dire qu’il n’aimait pas Bach. Ce n’est pas possible. 

Je suis très content de jouer Bach cette année, mais avec cette exigence qui me fait un peu peur. Demander l’avis à d’autres pianistes…, ce weekend ce pianiste bordelais, lui il était dans le ragtime à fond, moi je lui ai joué quelques œuvres de Jean-Sébastien Bach, des transcriptions de Busoni pour orgue etc. On a beaucoup échangé.

 Il y a peu d’endroits comme ici. J’ai une amie qui est très bonne pianiste, elle vient de temps en temps à la maison – oui c’est possible même ici, au bout du monde; les gens qui viennent, musiciens, me disent, ici c’est la paix, tu as un cadre de vie exceptionnel. Dix ans après, je le pense encore, avec des moments un peu durs, je ne sais pas, vous rentrez à vingt-deux heures sous un crachin, il fait nuit, il y a de la brume, il fait froid, il n’y a pas une bagnole, tous les volets sont fermés, il n’y a pas un chat – par moments tu te dis, qu’est-ce que je fais là? Mais une fois dans ma maison ça va, je suis heureux là. J’ai eu la chance d’avoir été accompagné ces dernières années. Là, en ce moment, c’est plutôt un moment de bonheur, ou même les soucis matériels… Parce que c’est vrai que de ne plus travailler qu’à la maison ça engendre d’autres angoisses évidemment, ça je ne peux pas le nier, quand le relevé de banque arrive, je suis mal, il traîne pendant quarante-huit heures avant que j’aie le courage de l’ouvrir. Mais là, depuis quelques mois, j’ai vu que j’arrivais à relativiser les choses, que j’avais moins d’angoisses quand même.

Je suis obligé, évidemment, de compter. Une chose qui me frustre un peu c’est de ne pas partir plus souvent en voyage. Mais je me dis qu’un jour je me rattraperai, enfin j’espère. Là j’ai une amie qui rentre du Pérou, elle nous fait un dîner péruvien, bon, je pense qu’elle va nous organiser un petit voyage au Pérou dans les années qui viennent…

Il y a des pays lointains où j’aimerais aller. Mais ce n’est pas dans l’air du temps. J’ai deux enfants qui passent le bac, ça veut dire que l’an prochain, si tout se passe bien, ils font des études supérieures. Priorité. 

Je suis bien ici. 

Mon instrument, oui, je l’aime. Il est un peu faux, là, en ce moment, mais j’ai eu du plaisir à entendre ce pianiste jouer dessus. Il m’a dit, ton piano est chouette. Bon, il a constaté qu’il était faux, c’est pas très grave. Je pense que autant il faut avoir de grandes exigences pour un concert – pour le concert de mes élèves, il sera accordé: j’invite mes élèves à un petit concert de fin d’année, là, le piano sera accordé. Mais ça m’est un peu égal. Il se désaccorde tellement progressivement que l’oreille s’habitue. S’il se désaccordait subitement, je dirais, quelle horreur. Et puis ce n’est pas une casserole non plus! Je crois qu’il faut s’habituer à jouer sur n’importe quel piano y compris un bastringue. Moi si je vais à la Trocante tout de suite j’essaie les instruments, je ne peux pas faire autrement. Il y a des pianos désaccordés qui ont beaucoup de caractère, un peu d’accord, ou une petite restauration… 

Ces dernières années il y a un marché du piano qui est difficile. Souvent mes élèves me demandent de les conseiller. Je ne connais pas grand-chose en mécanique, une voiture d’occasion, je pourrais me faire avoir, ça m’est arrivé, alors évidemment je les accompagne, je teste le piano, je les aide dans leur choix, parce que c’est important d’avoir un instrument correct. J’ai vu des gens acheter des trucs chers qui étaient bons à mettre à la poubelle. Parce qu’ils n’ont pas demandé conseil, ils n’ont pas osé. Notamment sur Le Bon Coin, il y a ce site sur lequel on peut trouver de supers occases à pas cher. Des gens qui se débarrassent de leurs instruments. Parce que les enfants n’ont pas persévéré… 

J’ai oublié de dire aussi un truc important: c’est que je travaille avec des handicapés. Depuis un an et demi, le vendredi, je vais rencontrer les handicapés. J’ai saisi cette opportunité de travailler avec eux. Pour moi c’est une super expérience. Ça se passe très bien. Ils sont de plus en plus nombreux. Et c’est même un peu un travail à la chaîne! Au début je ne savais pas trop comment m’y prendre. Ils ont commencé, ils étaient deux, la semaine dernière ils étaient dix-sept. Ce qui leur importe, ce n’est pas tellement les progrès, c’est d’avoir leur petit moment à eux – ils y tiennent énormément. Et puis on fait une chorale en même temps. On va participer à un concours de chorale au mois de septembre prochain. Donc on chante des chansons, que parfois moi je choisis, et puis de temps en temps, on chante «Alexandrie, Alexandra…».

 Ce sont des adultes, des handicapés moteur. Il y en a qui ont été accidentés de la route, il y en a qui sont handicapés de naissance. J’ai plaisir à aller là-bas – leur accueil… c’est un bon moment. Je calcule: je suis là-bas deux heures. Il y a une demi-heure de chorale. Et puis après, un, deux, trois, quatre…, vous êtes combien? Vous êtes quinze aujourd’hui. Donc, je divise le temps par quinze. Ça fait parfois cinq minutes chacun. Tout le monde assiste. Ils sont beaucoup, beaucoup plus posés que les gamins dits normaux, parce qu’ils acceptent de ne pas être toujours dans l’action. Alors que souvent les enfants, dès qu’ils ne sont plus dans l’action, ils ont tendance à se distraire. C’est pour ça, la formule du cours collectif, je ne suis pas persuadé que ça fonctionne vraiment bien. Même entre copines: pendant le temps où elles ne jouent pas, elles ne sont pas vraiment concentrées sur le travail de l’autre. C’est pas grave parce qu’il y a des petites parenthèses où on se marre. Mais là-bas, ils sont posés jusqu’au bout, c’est impressionnant. 

Et voilà, c’est une belle expérience. Que j’aimerais développer. Là je suis allé à la rencontre d’autres foyers, il faut voir si ça va aboutir. Chaque fois j’ai eu un bon contact. Et puis bon, je les ai vus à des concerts, venir me voir, pour eux c’est énorme quoi – grande sensibilité ces adultes. 

Eux ils souffrent dans leur chair. Souvent le cours est interrompu: tiens, Monique, c’est l’heure du kyné… C’est des gens qui souffrent. Il y en a qui ont des maladies évolutives. Tu te dis, ouais, pour nous c’est facile. Parfois un coup de déprime: c’est rien. C’est rien à côté de cette douleur physique. Moi je trouve qu’ils ont une tenue. Pas tous, hein, il y en a qui sont révoltés. Il y a une fille qui a été victime d’un accident de voiture il y a quelques années. On sent qu’elle est révoltée. Elle est agressive. Même dans son visage il y a une évidente dureté. Elle trouve ça injuste, quoi. Mais généralement ils acceptent. Et ils se marrent même: «C’est nous les handicapés! ». Ils ont un humour, ils sont bon public, et ils se marrent. Ils ne comprennent peut-être pas toujours. Mais le fait qu’il y ait de la joie les fait marrer. Et la musique, ils sont très très à l’écoute, ils arrivent à mémoriser des refrains. Ils ont même leurs solos. Les meilleurs ont leur solo, une chanson de Jean Ferrat… Je suis aidé par les éduc. Il y en a deux qui se débrouillent bien en musique et qui mènent la chorale. Sinon ce serait ingérable. Il m’est arrivé de me retrouver seul, c’est plus difficile. Donc, ça c’est un aspect de mon travail que j’aime beaucoup. Peut-être qu’un jour je me lasserai, je ne sais pas. Je me lasse de tout. 

Je ne me lasse pas du piano. C’est constant, ça c’est sûr. Le répertoire est souvent cloisonné.

Il y a des exceptions – Keith Jarrett, Chick Corea, quelques pianistes de jazz qui sont de très bons pianistes classiques. Mais je crois que la vie est brève. Et être pianiste de jazz, c’est un plein temps en soi. Je n’ai jamais beaucoup travaillé l’improvisation. Ce n’est pas pour ça que je n’aime pas le jazz. Au contraire, j’en écoute beaucoup, ça me passionne. Et puis j’ai quelque part un peu de regrets. Mais on ne peut pas tout faire. Et puis, comme je le disais, j’ai d’autres passions. Pour moi, construire un mur en pierres, je le mets exactement au même niveau que préparer un récital. Ça peut paraître bizarre. Mais ça me passionne. Je dois trier des pierres – c’est une autre période de ma vie, c’est deux mois de ma vie où je me consacre entièrement à ça. Je le mets vraiment au même niveau que la musique. Ce qui étonne certains musiciens qui sont, comment dire, exclusifs. Moi, à ce moment-là, la passion est là, à cette période évidemment je ne bosse pas le piano – c’est comme ça. 

Souvent à l’automne, je ne travaille pas le piano. J’ai remarqué que c’était souvent septembre, octobre, même janvier. Janvier, cette année, c’était plus des travaux de plomberie. C’est difficile de travailler la musique à ces moments-là. Et puis je suis monomaniaque. C’est-à-dire, quand je suis occupé à monter des cailloux, il n’y a que ça. Quand je me passionne pour une sonate de Mozart, il n’y a que ça aussi – je mets les deux au même niveau: c’est de l’art. C’est un peu la notion d’artiste et d’artisan… à la limite, je préférerais, même en tant que musicien être considéré comme artisan. Cette distinction artiste/artisan… Un très bon artisan, c’est un artiste, évidemment. Je pense à un très bon footballeur. Un très bon footballeur, c’est quelqu’un qui a un sens de la stratégie, du groupe, ça ne peut pas être un idiot. Je sais qu’il y a plein de gens qui ne sont pas d’accord avec moi mais je pense qu’on peut être artiste dans n’importe quelle activité. Il y a aussi des mauvais artistes – je ne sais pas – des gens qui se disent artistes parce qu’ils ne sont pas capables d’autre chose… c’est basé sur quoi cette notion d’artiste? Quelqu’un qui construit une maison, c’est quelqu’un qui a beaucoup réfléchi, c’est quelqu’un qui connaît plein de règles de construction, d’architecture, tout ça forme un tout. Il n’y a pas d’ouvrage noble et d’ouvrage mineur, il faut arrêter. 

Les voisins. «– Qu’est-ce que vous faites? – Je suis pianiste. – Y a pas de sot métier.», on me répondait! Quand j’ai débarqué ici, au début, les voisins disaient «l’artiste». En fait il y a aujourd’hui un respect, mais au début ils se sont dit, c’est pas un métier, ça, c’est pas un métier. Maintenant ils m’appellent par mon prénom.

Les voisins m’entendent jouer, mais ils m’ont dit, «ça ne nous gêne pas!» J’évite de jouer la nuit. Sauf exception… les soirs de ripaille… je fais attention à ne pas dépasser les bornes… C’est sûr, l’autre nuit, le ragtime à deux heures du matin… Je suis allé m’excuser le lendemain. Ils m’ont dit, on n’a rien entendu, on a dormi. Tu parles, ils avaient des cernes, et puis je voyais qu’ils n’étaient pas contents. Ils ne garent jamais leur voiture devant chez moi, là ils l’ont garée – c’était une petite vengeance. Mais je suis allé m’excuser, ils m’ont donné une salade, et c’est reparti. Mais non, en général, je ne joue pas la nuit. Ça me manque un peu. Si un jour je quitte cette maison, ce sera vraiment pour pouvoir bosser à n’importe quelle heure de la nuit. Il faut être vraiment isolé. Même avec des murs en pierres comme j’ai ici – les murs ils font quoi, soixante, quatre-vingts centimètres d’épaisseur. Mais ça passe, les vibrations passent.

La maison est assez difficile à trouver parce qu’elle est dans un recoin, et les gens des fois, ils se fient à l’oreille pour me trouver, ils se garent sur le parking, c’est l’ouïe qui les guide – Louis, c’est mon deuxième prénom!

Je m’y mets dès le réveil. Le temps d’enfiler un caleçon quand même. Je mets mon café en route, je me fume ma clope, ça c’est un peu dommage, et puis hop, je me mets au piano – c’est vraiment un plaisir, dès le matin. Peut-être parce que je suis plus concentré qu’avant. Dans un répertoire Jean-Sébastien Bach qui est assez épuisant, je ne peux pas bosser plus de deux heures trente d’affilée. Souvent je fais une petite sieste au début de l’après-midi. Pour repartir le cerveau vierge. C’est vrai qu’on ne se rend pas compte, mais c’est un boulot épuisant. Il a été démontré que c’est le même effort physique que pour un match de squash. C’est une dépense d’énergie énorme. 

J’aime bien que les œuvres soient mûries longtemps à l’avance, j’aime bien, un mois à peu près à l’avance, me dire bon, si on y était, si le concert était maintenant, ça pourrait marcher. J’ai la chance d’avoir un ami qui m’organise des générales avant chaque concert. Il invite une quarantaine de personnes. J’ai beaucoup plus le trac en petit comité. Parce que ce n’est pas un public, ce sont des individus, et ça je trouve que c’est beaucoup plus dur, ça fait beaucoup plus peur, quoi. 

Les jeunes pianistes, les pianistes de la génération actuelle ont envie de casser l’image traditionnelle de la musique classique qui fait peur aux jeunes, qui est un peu figée. Beaucoup de gens ont du respect pour la musique classique. Et en même temps, c’est un monde qui ne les attire pas vraiment. Parce qu’il leur paraît suranné. En fait, il faut casser cette image. Au XIXe siècle, on applaudissait au milieu, on buvait en écoutant. Ça date du XXe siècle ce côté guindé. Évidemment, l’élégance, oui, évidemment, c’est un spectacle un concert. Mais l’élégance, il n’y en a pas qu’une, il n’y a pas que la queue de pie. Et saluer froidement c’est fini. C’est très bien comme ça.

Réagir à la description Remonter en haut de page