Le garage a ouvert en mars 2018. J’ai réussi à me salarier en août. Les gens réparent eux-mêmes leur véhicule et je les accompagne. Ce n’est pas pas une activité très rentable, ce sera certainement menacé à un moment ou à un autre parce qu’on fonctionne avec une grille de tarification en fonction des revenus et que la majorité des gens sont dans les tarifs bas. Le pari qu’il y ait des gens à revenus plus élevés pour contrebalancer les autres n’est pas gagné. Mais pour l’année à venir en tout cas on est tranquille.
Mon parcours n’a pas toujours été lié aux activités manuelles: j’ai fait pas mal d’éducation à l’environnement, j’ai été technicien en énergies renouvelables... j’ai monté beaucoup de projets, travaillé à créer du dialogue institutionnel, j’ai fait de l'animation en milieu scolaire, dans diverses associations. Un peu partout. J’ai pas mal bougé. Puis j’en ai eu marre.
Je faisais déjà pas mal de mécanique pour moi. Puis avec des copains, dans les années 2000, on a mis en place une formation à tout ce qui était bio carburants artisanaux, huiles végétales. J'ai passé un CAP de mécanique auto en 2007. La mécanique, je me suis mis à voir ça comme un prétexte à du lien avec les gens, il m'importait qu’il y ait une dimension sociale, écologique aussi.
Faire vivre les vieux véhicules ça me paraissait logique, contrer le système de consommation autour des véhicules. Et le garage associatif c’est ça. Il y a quelques exemples en France que je connaissais... J’avais bossé en garage mais jamais très longtemps, ça ne me convenait pas. J’ai bossé dans un garage associatif à Nantes, là ça me convenait, je pense qu’ils auraient bien aimé m’embaucher, mais je ne pouvais pas vivre en ville.
J’avais des activités politiques, pas mal. J’étais dans les luttes autour du changement climatique. Certaines rencontres ont fait que petit à petit on s’est dit, avec ma compagne mais avec d’autres gens aussi, que ce qui pour nous faisait sens c’était de vivre sur un territoire de manière vraiment solidaire, d’entretenir et de participer à un réseau qui puisse développer de la résilience.
Alors on a cherché un lieu avec un fonctionnement collectif, de l’agriculture, et de l’artisanat. Et on a acheté ici. Sept hectares, de l’agriculture, des plants maraîchers, des plantes aromatiques... on fait des cantines militantes. En ce moment on est à peu près une dizaine.
Le garage c’est moi seul. Quand on a acheté en 2012, j’ai souhaité monter cette activité. J’ai ouvert en 2018. Il a fallu tout mettre en place. Il y avait tous les travaux à faire.
Je bosse trois jours par semaine. Le collectif demande beaucoup d’attention. J’ai un fils, qui a sept ans, ça me prend pas mal de temps aussi.
J’ouvre du jeudi au samedi. L’organisation concrète ici c’est: les gens découvrent le lieu, ils adhèrent pour leur personne et ils cotisent pour leur véhicule. Pour un an. Ils adhèrent au garage, c’est séparé du lieu collectif. Après ils viennent entretenir leur véhicule, sur rendez-vous. Le planning est chargé, il y a souvent de l’attente, on prend en urgence toutes les pannes qui surviennent, il faut programmer le plus possible l’entretien.
Il y a une centaine d’adhérents. La plupart du temps il y a trois véhicules ici. Trois personnes qui réparent leur véhicule, et moi je tourne. Mon métier c’est de sensibiliser les gens à avoir un suivi rigoureux et de les soutenir dans l’achat de leurs pièces – qui ne passe pas par moi, c’est eux qui achètent: les pièces de remplacements, les huiles d’entretien etc. – et puis d’être sur place, de repérer les dangers, les petites subtilités, et d’expliquer pour que la personne puisse faire le plus par elle-même. C’est ça le cœur de mon métier: imaginer ce que je vais faire comme gestes, des gestes qui sont peut-être devenus automatiques mais que je vais devoir expliquer. Et donner des repères aux gens. En disant, attention cette pièce, il y a une vis qui risque d’être dure à cet endroit, il faut y aller de telle manière, cette vis là elle est petite, on risque de la casser, si tu mets l’huile trop vite il va se passer ça... Tous ces détails. Quand le risque est trop gros qu’on se retrouve coincés, ou qu’on perde de l’argent, c’est moi qui fais.
Une grosse part de mon métier c’est de sentir la personne et d’être là si elle manque de confiance. Il y a un très fort côté humain. Mon projet est écologique: éviter la dépense énergétique: que les gens arrêtent d’acheter des voitures neuves dont la production est encore plus consommatrices d’énergie. Entretenir une voiture c’est être écolo. Faire que les voitures tournent bien, qu’elles ne fuitent pas de partout... Je suis autant un militant écologiste que social. Je ne peux pas concevoir l’un sans l’autre. Mon fondement politique est anti capitaliste, je sais très bien que les problèmes écologiques viennent principalement du capitalisme. Et du broyage des humains. Du coup je considère que la solidarité locale est primordiale. C’est parce que des humains arrivent à s’organiser de manière horizontale, qu’ils ont une conduite écolo. La surconsommation ne fait que séparer les gens et détruire la vie.
Il y a des gens qui viennent vraiment pour mettre les mains dedans. Ils pourraient aller au garage, ils ont les moyens de payer, mais ils ont envie de maîtriser la technique. Pas forcément pour des raisons politiques, par besoin d’autonomie. D’autres n’ont pas le choix. Ils n’ont pas un rond et les factures des garages sont trop grosses. Ce qu’ils vont économiser en garage, ils vont peut-être le dépenser au supermarché ou sur amazon, j’en sais rien! Mais peu importe, de toutes façons je sais que je fais un travail idéologique à partir du moment où je soutiens humainement et concrètement des gens, je les sors de ce système.
Il y a des gens de tous âges, assez peu de gens très jeunes. C‘est intéressant de savoir que plus de la moitié des adhérents sont des femmes. Le problème n’est pas le nombre de gens. Si je faisais un peu plus de com j’aurais une affluence. Le problème est que dans le système où on est, on marche sur un fil, on peut tomber rapidement dans la précarisation, y compris dans ce genre d’activité. Si vous discutez avec des gens des services sociaux qui ne sont pas encore dégoûtés de leur métier, vous verrez qu’ils sont tout le temps en train de mettre des pansements sur les blessures d’un système qui s’effondre, avec les subventions qui baissent, de l’argent qui est de moins en moins bien réparti. Ici c’est pareil. Si j’augmente mon nombre d’adhérents, j’aurai une affluence de gens qui n’ont pas assez d’argent et qui du coup mettront ce qu’ils peuvent. Et ce qu’ils peuvent mettre ne fera pas forcément vivre l’association. C’est pour ça que je reste modeste sur la survie du projet, je suis assez confiant mais il faut bien tout peser, limiter les besoins. A partir du moment où je pars sur ce principe politique là, je sais que je ne vais pas être aidé. J’ai été un peu aidé au départ, des petites subventions à l’emploi. Rien à voir avec mon projet politique, c’était purement électoral. Je n’ai pas vraiment de retour de la municipalité. Il y a une nouvelle mairesse qui a l’air sensible aux questions écologiques, un jour on en parlera mais pour le moment elle a d’autres chats à fouetter. Les petites municipalités rurales ont vraiment plein de chats à fouetter, elles sont débordées. Quelque chose qui est autonome, qui ne demande rien et qui rend service à la population, ils vont aller mettre leurs pansements ailleurs...
Les voitures qui passent ici c’est celles que les garagistes alentour ne veulent pas voir! Ils n’ont pas le temps. Ce sont des vieux véhicules sur lesquels tu passes trois fois plus de temps... Ils ont souvent 20, 30 ans. Et demandent une attention particulière. Ils sont tous entre guillemets en fin de vie, et déjà depuis longtemps! Les garagistes, c’est que des emmerdes pour eux. Eux, ils prennent les galères électroniques, moi je prends le reste. L’aspect régulation électronique correspond à peut être 20% des pannes. Mais il reste plein d’autres pièces qui ne sont pas électroniques. On n’est pas encore sur des voitures à coussins d’air qui volent, on a toujours des roues avec des essieux, des moyeux, des pièces purement mécaniques, c’est ça qui lâche beaucoup. Et les garagistes autour de moi, je pense qu’ils ne sont pas mécontents de savoir que je suis là, ils m’envoient du monde. On est complémentaires. Les garagistes que je fréquente, qui font un peu toutes les marques, ils ont autant de galères qu’ici. Certains problèmes électroniques sans logistique et sans formation, c’est difficile de s’en sortir. Souvent ils finissent par envoyer les voitures chez le concessionnaire. Quand on a quelques dizaines d’années de tradition mécanique derrière soi, c’est impensable cette situation: des voitures qui refusent de marcher par purs problèmes électroniques, c’est scandaleux.
Je n’ai aucun amour pour la voiture, aucune passion. Ce que je retire de ce métier, c’est des centaines de petites victoires. C’est un peu magique; peut-être que comme je me suis formé sur le tard et que j’ai eu des galères où je ne savais pas comment réparer jusqu’à ce qu’un autre garagiste me sorte d’affaire, je garde cette sensation de magie. On a un résultat visible, on est dans une approche ouvrière. J’ai changé de classe sociale, ça c’est sûr. C’est une autre forme de travail. On a un résultat direct et c’est valorisant. Pour moi comme pour les gens qui réparent leur véhicule. A la fin tout le monde ressort heureux de ce qu’il a fait, et fier. Certains m’ont raconté que ça a débloqué des choses pour eux, des envies: un truc ne marche pas, tiens, je vais le démonter avant de le jeter...
Ça ouvre à 9h mais je suis là en général à 8h. Je fais de la paperasse, les déclarations, les commandes, le planning. C’est un peu compliqué, ça bouge tout le temps: les gens réservent annulent, réservent, annulent. Il faut une case mentale pour la vision générale: dire, cette personne là, elle risque de me lâcher... si jamais j’ai une urgence... Quand une urgence tombe, je rappelle pour savoir si untel va vraiment venir ou pas, des trucs comme ça. Ça prend du temps. Les gens arrivent à 9h. Des petits chantiers, des gros chantiers. J’essaie de faire arriver les gros chantiers au début, ceux qui vont durer deux jours, pour bien expliquer; il faut multiplier par trois tous les temps de garage classique. Je fais une bonne présentation pour qu’ils acquièrent un peu d’autonomie, et je peux m’occuper des petits chantiers. Ce qui permet de savoir d’avance que c’est un gros chantier c’est l’expérience. La vision globale: on sait qu’on va tomber sur des problèmes, que certaines choses vont prendre du temps. Ce n’est peut-être qu’une petite courroie à changer au fond du truc, mais il va falloir démonter quinze éléments avant pour pouvoir l’atteindre. Je n‘ai pas l’expérience de quelqu’un qui fait ça depuis l’âge de 16 ans. Du coup je me renseigne. C’est ça aussi le matin à 8h, je cherche des infos, sur internet, en appelant les collègues... je trouve que ça marche pas mal.
La journée passe vite. Je prends une heure et demie à mi-journée, et j’oblige les gens à prendre au moins une heure et demie sinon ils font des bêtises. Je m’arrange pour qu’il y ait une pause le matin aussi. Vers 11h, on prend un café, on discute; il faut que les gens prennent du recul sur leur chantier, qu’ils se rencontrent. C’est même la principale raison, il y a plein de super rencontres. Dans une journée la plupart du temps il y a un gros chantier de deux jours, et puis, le matin, une personne qui vient faire un petit truc, une autre qui fait un truc d’une journée. L’après-midi il y a une autre personne, plus un petit passage pour un diagnostic. Il y a un mouvement permanent. Je préviens qu’il faut être tranquille, bien réfléchir à ce qu’on fait, m’attendre si on n’est pas sûr de soi. Je passe auprès de chacun. Et quand je repère quelqu’un qui n’est pas du tout sûr de soi, je passe plus de temps avec. Je demande un effort d’organisation. Si on démonte beaucoup de pièces, noter, mettre dans des boîtes ou prendre des photos. Chacun fonctionne différemment. J’essaie de savoir ce qui va correspondre le mieux. Et si les gens mettent de l’attention à leur chantier, ça se passe à peu près toujours bien.
Du fait de la mécanique c’est toujours différent. Tous les mécaniciens disent ça, c’est un métier où on apprend tous les jours. La mécanique, contrairement à l’usine mais même à la menuiserie ou à la charpente, c’est tellement divers. Chaque voiture, même de la même marque, parfois la même voiture mais pas de la même année, va réagir différemment. On ouvre, on tombe sur des trucs: ah ce modèle là c’est comme ci, c’est comme ça: non, c’est tout le temps différent. C’est très stimulant. On y arrive toujours d’une manière ou d’une autre. On ne finit jamais par jeter la voiture! Mais des fois on bloque. C’est rare mais ça arrive. Les raisons des blocages, c’est des pièces qui ne se remontent pas bien parce qu'il y a eu un accident, des moteurs qui marchent mal et qui accumulent les problèmes. Des recherches diagnostiques compliquées. Ou on commence par quelque chose et en fait ce n’était pas ça : on est sur une fausse piste, on finit par trouver mais parfois on se trompe plusieurs fois. Des pannes simultanées qui sont très compliquées à diagnostiquer... Là il y a tout un travail très scientifique en fait. Ça ressemble au médecin. Enfin la majorité c’est du tout venant: là c’est çà, là c’est ça, il faut faire ci, il faut faire ça... ok on le fait. Dans une journée il y a deux, trois personnes qui passent juste pour un diagnostic, j’étudie avec elles comment chercher leur pièces, quelles pièces il faut. Vue la complexité il faut être sûr de la pièce qu’on commande, on ne peut pas se permettre de ne pas commander la bonne. Je motive les gens qui ont le plus d’argent à aller au magasin local. Parce que si la pièce n’est pas bonne on s’en rend compte dès le matin, on peut la changer, l’avoir en début d’après-midi. Sinon c’est internet pas cher. C’est moins cher mais il faut commander au moins une semaine à l’avance, anticiper. A 17h30 on arrête tout et on range jusqu’à 18h.
Les adhérents, la moitié sont du coin, savent où est le garage, l’autre moitié s’étend sur une cinquante de kilomètres à la ronde. Ceux-là se plaignent parfois que ce soit paumé. Ils aimeraient bien avoir ça en ville, je comprends. A Vannes il y a eu deux self garages mais ils n’ont pas tenu. Un self garage: on loue un espace de pont et l’outillage et on se débrouille avec quelqu’un qui n’est pas trop loin, c’est de la location, c’est à l’heure.
Former des gens, c’est une grande question. Que des gens viennent se former ici pour refaire la même chose ailleurs, pas de problème, il y a quelqu’un qui vient cet après-midi pour ça. Par contre que ce soit ouvert toute la semaine et qu’on bosse à plusieurs, je n’arrive pas encore à l’envisager. Ça ne me ferait pas peur qu’on soit deux salariés en termes d’organisation, l’atelier serait facile à utiliser pour ça, il y a moyen de s’organiser, je sais travailler en équipe... C’est juste que deux salaires c’est pas du tout pareil qu’un. Il faut tout doubler en termes d’adhérents, de fréquentation, il faut mettre un gros coup à l’étrier. Je vais avoir 49 ans.
Peut-être que je ne vais pas faire ça jusqu’à la retraite, je ne sais pas. Je me vois difficilement lâcher mes activités manuelles; ici je travaille aussi sur le bâtiment, j’ai tout le temps les mains dedans. Je fais parti d’un collectif, La Marmite qui accompagne les gens qui cherchent un mode de vie local respectueux de l'environnement. On propose de la formation, une réflexion commune. Il y a plein de gens aujourd’hui qui éprouvent le besoin de faire une activité qui ait du sens. Mais leur démarche, souvent guidée par l’idée de l’épanouissement personnel, va souvent aussi avec une difficulté à l’engagement véritable. On bute sur une conception de la vie qui vous donne des défis à relever chaque jour, qui vous accorde de moins en moins la possibilité de prendre le temps. Et socialement, il y a cette pression permanente à entretenir cette image de soi en terme de réussite. Chaque personne a été baignée dans une culture de l’individualisme de l’hyperconsommation et du confort, alors s’en détacher c’est vraiment difficile. C’est tout un travail, ça met des années.
* Site de l’association la Marmite