J’aimais beaucoup les contes russes quand j’étais petite, mais comme il n’y avait pas de russe à l’école, je n’ai pas eu l’occasion d’apprendre le russe.
Quand j’ai terminé mes études d’allemand en fac, je me suis inscrite en même temps au Conservatoire de musique. J’adorais la musique russe. En fait je voulais apprendre le russe pour pouvoir chanter l’opéra russe, la musique russe en général. Donc je me suis inscrite en fac de russe à Nancy – c’était en 83, quelque chose comme ça. J’ai fait des études d’allemand et puis j’ai fait une licence de russe à Nancy et mes études de chant au Conservatoire.
En 88 j’avais fait une demande de bourse par le Ministère des Affaires étrangères, et je suis partie à Leningrad pour 6 mois: à l’Université de Leningrad. J’étais sur l’île Vassilevski, à côté de la Kunstkamera. Il y avait des cours pour étudiants étrangers. Et puis il y avait un club de chant pour les étudiants, avec un prof de chant. Comme je n’avais pas terminé mes études à Nancy, comme je n’avais pas passé mon diplôme, il fallait que je travaille, que je m’exerce. J’ai pris des cours avec cette personne qui m’a fait découvrir des méthodes d’enseignement du chant, vraiment elle m’a appris beaucoup. Et elle m’a dit «dans quelques années on ouvrira une section pour les étudiants étrangers au Conservatoire de Leningrad». Elle était étudiante au Conservatoire à ce moment-là, son mari était prof au Conservatoire.
Je suis rentrée en France après ce stage, j’ai terminé mes études de russe. Et je suis repartie pour m’inscrire au Conservatoire de Saint-Pétersbourg – c’était encore Leningrad. Jusqu’en 92 c’était Leningrad, je suis arrivée en 91. À ce moment-là il y avait des queues, il n’y avait rien dans les magasins, ce n’était pas facile. Mais c’était tellement passionnant, l’enseignement du chant! J’ai appris tellement de choses.
Et puis on m’a demandé en même temps de travailler comme prof. Je parlais russe. On m’a demandé de donner des cours de français dans une école, au Conservatoire. Je prenais des cours et j’en donnais ailleurs. J’étais vraiment très occupée. Parce que le Conservatoire en Russie, c’est comme l’Université; ce n’est pas deux ou trois cours par semaine. C’est vraiment intensif. Il y avait des cours pour étrangers mais moi je suivais les cours avec les Russes, je trouvais ça plus intéressant. Ça a duré cinq ans.
Après on a fait appel à moi dans les théâtres. Jusqu’à cette époque, les œuvres françaises étaient chantées en russe. C’est le moment où on a commencé à les chanter dans la langue originale. Alors je suis allée à Perm avec Larissa Gergueieva – Perm, c’est une ville de Sibérie, au sud de l’Oural. Elle m’a invitée à travailler deux mois là-bas, pour monter Samson et Dalila en français. Travailler avec les chanteurs pendant deux mois.
Ensuite j’ai donné des cours au théâtre Marinski quand ils ont commencé à monter Carmen, en 96. Je faisais travailler la diction. J’ai adoré ça. À tel point que je ne voulais plus repartir. Je voulais absolument trouver un travail en Russie.
Je suis quand même rentrée en France mais je n’ai pas trouvé de travail qui me plaise. J’ai corrigé des éditions, j’ai travaillé pour des entreprises. Ça ne me plaisait pas.
Et puis on m’a rappelé du Conservatoire. C’était Serge Stadler qui dirigeait le théâtre du Conservatoire à l’époque. Il a monté Les Troyens de Berlioz, et là il m’a demandé de travailler avec eux pendant deux ans – pendant un an sur ce spectacle, puis donner des cours réguliers aux chanteurs. Puis, en 98, c’est le théâtre Marinski qui m’a demandé – l’Académie des Jeunes Solistes s’est créée. J’ai eu un poste. Mais j’étais très mal payée. Donc j’ai donné des cours en plus, comme tout le monde. Tout le monde est très mal payé en Russie. J’étais payée un salaire russe. Qui correspondait à peu près à même pas 100 euros.
En 2000 j’ai commencé à travailler à l’Académie des Jeunes Solistes créée par Larissa Guergueieva, qui est la sœur de Valeri Guerguiev, chef d’orchestre principal du théâtre Marinski, anciennement Kirov.
J’ai donné des cours de phonétique du français – cours en groupes et cours individuels, afin de travailler sur la diction du répertoire français, répertoire lyrique et mélodies. Voilà. Mais ça ne me permettait pas de vivre. Je donnais quelques cours particuliers, ça ne suffisait pas.
J’ai laissé mon CV à l’Institut français qui m’a rappelé en me disant qu’ils créaient un poste à l’Académie Polaire*. Et c’est comme cela qu’en 2002, j’ai commencé à donner des cours à l’Académie Polaire. Conversation française au départ. Il fallait surtout les faire parler. Car ce sont des élèves très timides. On leur apprend beaucoup de choses mais on ne les fait pas tellement parler. Moi j’étais chargée de les faire discuter pour que leur français s’améliore. J’enseignais aussi un petit peu l’histoire de l’art, l’ancien français.
J’ai été très bien accueillie par les étudiants. C’était la première fois qu’ils travaillaient avec quelqu’un qui venait vraiment de France. Tout de suite très très bien accueillie. Ils venaient des Républiques lointaines, des Républiques un petit peu exotiques pour nous. C’est un contact vraiment intéressant. Je leur posais des questions. Ils me racontaient en français comment ils étaient venus à l’Académie Polaire. C’est organisé de telle manière qu’il y a des concours dans les villes, les villes lointaines, pour l’Académie Polaire. Dans chaque république, chaque année.
On a beaucoup de départements à l’Académie Polaire, on a une fac d’écologie, qui est une fac très poussée. Moi je faisais cours aux philologues, ceux qui étudient d’abord le français. Mais j’ai donné aussi un peu de cours de français des affaires pour ceux du département d’administration. Une initiation au français.
À l’Académie polaire, à cause du soutien que la France a apporté à la fondation de l’Académie, l’apprentissage de la langue française est obligatoire.
Organisation. Vingt heures par semaine au Marinski, 10 heures la première année puis 20 heures à l’Académie Polaire.
Ça fait quand même des journées très longues. Là je travaille un peu moins au théâtre Marinski. Je me suis arrangée un emploi du temps assez facile. Souvent au théâtre, les cours sont le soir, jusqu’à 11 heures du soir. Mon horaire varie d’un jour à l’autre en fonction de l’emploi du temps des chanteurs. On décide chaque jour pour le lendemain. Je m’arrange pour ne pas avoir cours trop tôt le matin.
Ma pratique du chant. Mon chant je ne le travaille pas beaucoup en Russie. J’ai un professeur, le même depuis le début. Elle est au Conservatoire, elle est vraiment excellente. Quand je prépare un concert, je prends quelques cours avec elle. Mais c’est vrai qu’il faudrait que je travaille régulièrement, tous les jours. Je travaille plus facilement mon chant quand je suis en France.
En France je fais des choses tout à fait différentes. J’y passe quatre mois par an, un mois d’hiver, trois mois d’été. Comme les vacations administratives que je fais à l’Académie polaire ne me permettent pas d’avoir la Sécurité sociale, j’ai la chance d’avoir un travail en France. Dans une association de sauvegarde du patrimoine local: la Saône lorraine. Je m’occupe d’un musée. Je fais les visites guidées, je m’occupe de l’entretien du musée, j’accueille les touristes. Un musée que j’ai mis sur pieds avec une équipe formidable de passionnés du XVIe siècle, près de Châtillon-sur-Saône. Dans un village du XVIe siècle dont la plupart des maisons sont classées monuments historiques. Grâce à notre association. Car si l’association n’avait pas existé, actuellement il ne resterait rien à Châtillon-sur-Saône. Les antiquaires, il y a vingt ou trente ans, rachetaient les vieilles maisons Renaissance et revendaient tout pierre par pierre. Si l’association n’avait pas fait classer les maisons, il n’y aurait plus de village.
170 habitants: c’est un petit village. Dans tout le centre il n’y a que des maisons Renaissance. On a créé un musée, mi-historique, mi-éco-musée. C’était la maison du cordonnier. On a commencé par faire un petit musée de la cordonnerie. Le président de l’association est professeur, on a fait un musée de l’École: l’école au XVIIIe siècle, au XIXe. Ensuite on s’est étendus plus largement à la vie entre le XVIème et le XIXe siècles.
Quand je ne suis pas là, le musée est fermé.
On est deux à s’en occuper. On est payées par l’association. Il y a aussi un grenier à sel – là c’est le salon de thé. Il y a une autre personne qui s’occupe du salon de thé.
Deux vies. Ce sont deux vies complètement différentes. Je chante beaucoup de musique russe en France. J’ai enregistré un CD de musique russe qui est en vente au syndicat d’initiative de Montureux-sur-Saône: un CD de romances russes, avec la collaboration d’un pianiste vosgien et de la chorale de Darney.
Je travaille beaucoup avec l’association de sauvegarde du patrimoine. Je suis en relation avec les Syndicats d’initiative de la région – Bourbonne, Contrexeville, Vittel, Bain les Bains. Je connais bien les directeurs d’office de tourisme. C’est facile pour moi d’organiser des concerts. Et j’organise quelquefois des tournées pour mes amis russes – une petite troupe de quatre chanteurs, tous les deux ans j’organise une tournée. On est deux sopranos, il y a un baryton, un mezzo-soprano.
C’est prévu que je fonde une chorale à l’Académie Polaire. On va travailler un petit peu et je vais faire venir la chorale de l’Académie Polaire en France pour une tournée. Je ne sais pas si j’aurai des subventions. Je verrai comment je m’y prends. Je vais faire un programme spécial: musique russe et musique française. J’organise les concerts à distance avec l’aide de mes amis de l’association.
Avant je donnais beaucoup de concerts de musique française en Russie, quand j’étais étudiante. Je faisais partie d’une association qui s’appelait «La lyre française» – acteurs, chanteurs, musiciens. On donnait des concerts une fois par mois.
J’ai continué à travailler avec un orchestre folklorique russe en tant que chanteuse. Et puis faute de crédits – avec la chute du Système, tous ces petits orchestres n’ont plus eu de crédits, n’ont pas pu continuer leurs activités, il n’y avait plus de local… C’est sûr que pour les petits orchestres en Russie aujourd’hui c’est plus difficile.
Vie matérielle. Si j’avais autant d’argent que je voulais? Je continuerais à travailler dans l’association, mais comme bénévole. Je donnerais un coup de main au musée.
Dans un sens j’aimerais faire moins de cours. D’un autre côté j’aurais du mal à abandonner l’un ou l’autre tellement ça me passionne. Mais c’est lourd tout de même. Ça me pèse parfois. Là on vient seulement de me signer mon contrat avec plus de deux mois de retard. À l’Institut français, c’est autre chose: le trésorier a changé, il faut qu’il se remette au courant. J’attends mon salaire depuis deux mois aussi. C’est vrai que c’est pesant, ces lourdeurs administratives. Du côté de l’Institut français, je réclame une fois et puis c’est fait, mais du côté du théâtre il faudrait toujours faire des courbettes, je ne peux pas. Je n’en fais pas, on m’oublie. J’ai horreur de ça. Je suis assez timide. Une amie est allée pousser un coup de gueule pour moi, eh bien ça a marché!
Il y a une grande solidarité ici. Parmi les gens que je connais en Russie, on ne me laisserait pas tomber. Entre profs on s’entr’aide. Je ne peux pas donner un cours, quelqu’un le donne à ma place, et vice versa. On peut se remplacer mutuellement entre professeurs, on se dépanne.
Au niveau des programmes il y a une petite trame mais sinon je fais ce que je veux. J’ai certaines matières à enseigner et dans ces matières je m’organise comme je veux.
Pas de temps pour faire autre chose. Oui, je fais chanter les étudiants dans une chorale. Pour l’instant je ne fais que des mélodies françaises. Eux ils aimeraient des chanteurs modernes, moi je suis chef de chœur classique! Je cherche des chansons classiques: Jacques Brel, Le Pont Mirabeau… Avec le rock et le rap, j’ai du mal. Je crois que je serais incapable de les faire chanter cela. Ce n’est pas que je n’aime pas, c’est que je suis incapable de les faire travailler cela.
Le matin, je suis à l’Académie Polaire, l’après-midi et le soir je suis plutôt au théâtre. Le soir si je n’ai pas de cours et que je ne suis pas trop fatiguée, je vais voir un spectacle.
Il y a des étudiants de l’Académie Polaire qui aimeraient bien venir au Marinski, mais ça coûte cher, je ne peux pas faire entrer tout le monde.
J’ai un pianiste à l’Académie Polaire – Arseni – il m’a déjà accompagné, j’ai un guitariste – Dima. Il y a deux ans on avait fait un très bon groupe.
Les musiques des Régions, non, je ne pourrais pas les chanter. Ce sont des voix un peu particulières, qui se rapportent plus à la musique chinoise. C’est très joli. Chaque année on fait un concert, il y en a qui font une danse, une chanson touvinienne, une danse de Khatanga…
Je me suis sentie beaucoup mieux adaptée dans la société russe que dans la société française parce que tout le monde travaille comme ça. J’aurais eu du mal à n’avoir qu’un travail. Généralement les gens qui ont terminé ce que j’ai fait comme études, des études de chant, travaillent à l’Opéra. Ou bien au niveau des langues ils sont dans l’entreprise.
Travailler dans une entreprise qui fait des affaires avec la Russie, je l’ai fait mais ce n’est pas mon truc.
Choix. Les chœurs d’opéra, peut-être que j’aurais bien aimé, mais je ne regrette pas.
Je ne pensais pas être prof au moment où j’ai terminé mes études. Je ne savais pas ce que je voulais faire. J’ai tâtonné. J’ai travaillé dans des entreprises, j’ai fait un peu de secrétariat. J’ai travaillé dans cette association touristique, et ça ça m’a plu. J’ai été un peu au chômage aussi. Petit à petit ça s’est mis en place. J’ai 50 ans. Presque!
Si ce poste ne s’était pas créé à l’Académie Polaire, je pense que je serais rentrée en France, parce que je n’avais pas les moyens de subsister. Là je suis payée par la France, c’est quatre fois un salaire russe.
Je suis d’une nature assez timide. Mais le chant m’a vraiment transformée. Le fait d’enseigner ne me dérange pas. Au contraire. Je me suis rendu compte qu’il y avait des tas de choses intéressantes à faire avec les élèves. J’aimerais avoir plus de temps à consacrer à des recherches pour les cours, ça c’est vrai, je n’ai pas toujours le temps e le faire.
Il y a ce climat de Saint-Pétersbourg, ces jours noirs qui font qu’on est quand même assez fatigués en hiver, et que quand j’ai un moment entre deux cours, souvent je m’arrange pour dormir un peu!