Je me pose beaucoup de questions sur le monde du travail, sur ce que j’y cherche, ce que j’y trouve, sur ce qui me donnerait un peu de joie. Ça n’a jamais été simple. J’ai essayé beaucoup de métiers. J’ai travaillé dans les champs, j’ai été graphiste dans une agence de pub, j’ai eu un bref aperçu du travail à la chaîne chez Peugeot-Citroën, j’ai (volontairement) raté mon c. a. p de boulanger, j’ai été bûcheron, et j’ai été maçon – toujours par intermittence.
Tout ça c’est un peu par dépit, ou pour l’argent, ou parce que je n’ai jamais su quoi faire de ma vie. Je ne sais toujours pas trop ou j’en suis. Je reste proche de la bande dessinée et de la photographie, mes premiers amours. J’arrête le travail quand cela me devient insupportable, je tente de me concentrer sur ce que j’aime vraiment, cela ne dure pas longtemps, je profite un peu du chômage puis retourne travailler.
Je ne peux pas me plaindre de ce que je fais en ce moment, je gagne correctement ma vie, c’est intéressant malgré que cela soit très physique. Je suis dans la maçonnerie de restauration – des bâtiments souvent classés au patrimoine historique. On travaille dans le respect des traditions, avec des matériaux d’origine naturelle, en essayant de garder l’esprit dans lequel les choses ont été construites, je suis aux 35 heures.
Je suis tombé dans la maçonnerie par hasard. Je suis sorti d’une école d’arts plastiques. Je n’avais pas forcément l’idée d’être un artiste, mais je voulais travailler dans un domaine créatif. Ma première vraie expérience je l’ai eue dans une boîte de pub, à Bucarest (ma compagne est roumaine), ça a été une claque, une immense déception. C’était un stage de six mois, que j’ai pu réaliser grâce au programme Leonardo da Vinci (qui permet d’acquérir une expérience professionnelle en Europe). J’étais parti avec l’idée de pouvoir être embauché à la fin.
J’étais infographiste. Ça consistait à mettre en image les idées que le rédacteur et/ou le directeur artistique proposaient. Au début on m’a laissé prendre mes marques, j’ai passé deux semaines complètes à m’entraîner avant de recevoir ma première mission. Il fallait réaliser un présentoir pour une grande marque de cosmétique. J’avais fait quelque chose d’épuré en rapport avec mes goûts mais aussi parce que je n’avais pas les compétences pour faire quelque chose de compliqué. Ça n’a pas spécialement plu à mes collègues, mais cela avait plu au client et c’est mon projet qui a été retenu. Il y avait des corrections à faire. Je m’y suis tout de suite attelé. Quand je suis revenu pour les donner, c’était trop tard. Tout avait été revu et la nouvelle proposition était envoyée. Il fallait être combatif, s’affirmer et j’étais plutôt du genre à proposer sans m’imposer. Les autres projets sur lesquels j’ai travaillé n’ont pas abouti. Soit on ne me disait pas que les idées avaient changé, que la date de remise avait été déplacée... J’avais toujours un train de retard. J’étais au début très surpris, on travaillait en open space, je ne voyais personne se déplacer ou se parler. En fait, mes collègues échangeaient par messagerie électronique. J’ai demandé à ce qu’on m’envoie les corrections. Ça a dû se faire une ou deux fois, quand j’insistais lourdement. Au bout de deux mois, j’ai décidé de laisser tomber. L’ambiance cool et sympa c’était une façade. D’ailleurs en six mois trois personnes ont quitté la boîte… Avec le recul, je me dis qu’il n’y avait rien à attendre d’un métier dont le but est de donner envie de consommer.
Je suis rentré en France, sans trop savoir dans quoi me lancer. J’avais un CV quasi vierge, mon école ne m’avait formé en rien de pratique, je me suis donc inscrit en Intérim.
J’ai enchaîné les petits boulots. L’agence d’intérim jouait beaucoup de la précarité de ceux qui étaient inscrits. Plus on travaillait, plus on avait le droit à des «missions de longue durée», on pouvait même espérer (le saint Graal) un «CDI». Au début, on vous teste, on vous appelle vers neuf heures du matin pour savoir si vous pouvez être à onze sur un site qui est à vingt kilomètres d’où vous habitez, il y a besoin de bras pour une demi-journée. On passe ainsi d’une demi-journée à deux jours, puis à une semaine. Il faut être disponible quand ça convient à l’agence (j’imagine qu’un refus fait descendre d’un échelon); on vous propose ce que les autres refusent. À un moment, j’ai dû paraître suffisamment fiable pour qu’on me propose un poste chez un sous-traitant de PSA Peugeot Citroën. À l’époque, PSA c’était la boîte qui faisait rêver les chômeurs. Avantages sociaux, bonne paye. Mais je n’étais pas chez PSA, j’étais chez un sous-traitant (c’est là que j’ai compris ce que voulait dire ce mot) et j’avais un contrat d’une semaine renouvelable. C’est-à-dire qu’après la semaine de travail, on m’appelait pour me dire si je revenais ou pas le lundi suivant. PSA foutait la pression aux sous-traitants qui la mettaient à leur tour sur leurs employés. C’était continuellement tendu. J’avais la chance de me sentir au-dessus de tout ça, de n’entendre que d’une oreille... Pour moi clipser des bouts de plastique sur un volant de voiture huit heures par jour, c’était temporaire, je passerais à autre chose... Pour certains, en revanche, c’était la chance de leur vie, ils y mettaient tout leur cœur. Finalement tous les intérimaires se sont faits jeter – petit à petit, les uns après les autres. Ils n’étaient pas exactement mis dehors, on ne renouvelait pas leurs contrats. S’il n’y avait plus de boulot, on ne pouvait pas en inventer… Et l’intérim, c’est comme ça, c’est du travail précaire. J’ai décidé que pour moi c’était fini.
J’ai eu la chance de pas trop attendre avant d’avoir un autre boulot. Par connaissance, on me proposa un poste de manœuvre en maçonnerie dans une petite entreprise. Un patron, deux salariés, c’était pour un mois ou deux. J’ai accepté. Le patron était un type sympa, qui fait facilement confiance et donne leur chance aux débutants s’ils sont motivés. Le métier est varié, on est souvent confronté à des tâches nouvelles. Le patron nous laisse le temps de prendre le coup de main, sans trop mettre la pression. Il sait bien diriger ses équipes et adapter le travail en fonction des compétences de chacun. Il n’abuse pas de son autorité. Entre ouvriers, il règne une certaine égalité malgré les niveaux et les compétences différentes. C’est un système assez horizontal. Le patron pose les bases et c’est ensuite à nous de nous débrouiller. Chacun a le droit de donner son avis sur la marche à suivre, la façon de s’organiser. Souvent ce n’est pas compliqué mais s’il y a de l’imprévu, alors on se concerte (l’échafaudage ou une poulie qui ne passe pas, passage trop étroit pour une brouette, manque de place pour stocker le matériel ou les gravats, etc., il faut sans cesse trouver des solutions pour se faciliter la tâche). Un de mes collègues est plutôt spécialisé dans la maçonnerie et l’autre est un touche-à-tout tailleur de pierre. Ce sont des personnes cultivées, qui sont ouvertes et qui n’écoutent pas à longueur de journée NRJ, Fun radio ou Rires et chansons (mine de rien c’est important. J’ai travaillé dans une boulangerie où tout le monde écoutait Radio Frequence Gaie: musique dance/techno toute la journée à fond – c’était un supplice). Ces derniers temps, comme il y a beaucoup de chantiers, il a fallu recruter deux ouvriers en plus. C’est difficile de trouver des personnes qui font l’affaire. En un an, on a vu défiler huit personnes. On fait un travail d’équipe, il faut pouvoir s’entendre, faire confiance ou compter sur son collègue sinon ça ne va pas.
Je n’étais pas spécialement taillé pour le métier. J’étais un grand, maigre, sans esprit pratique et j’avais le vertige. J’ai commencé par tout ce que les anciens laissent aux débutants. Des choses relativement simples, mais qui font beaucoup de poussière comme le ménage, des choses bruyantes comme le marteau piqueur, ou des choses qui ne font ni poussière ni bruit mais qui sont lourdes, comme remplir les seaux de mortier et les monter sur l’échafaudage.
Mes deux premiers mois sont passés à toute vitesse. En dehors du travail, je dormais. Je n’avais pas l’habitude de soumettre mon corps à de telles contraintes. J’avais les membres engourdis, la tête vide, j’étais dans le faire, je ne me posais plus de questions. Je me demande si ça ne me faisait pas du bien. Comme je faisais preuve de bonne volonté, on décida de me garder, par simplicité on me proposa un CDI.
Au bout de quatre cinq mois, j’avais trouvé mes marques, le travail me paraissait un peu moins pénible, j’avais déjà quelques acquis et les autres ouvriers n’étaient pas du genre à se prendre trop au sérieux, à jouer les chefs.
Voici une liste non exhaustive des tâches du maçon: Joints, pose de pierres (dans notre région c’est principalement du schiste et du granit, en ville on trouve aussi du tuffeau), pose de briques, mur en terre, remplissage de murs de maisons à colombage (lorsqu’on démonte le mur il est composé de terre et de fibres végétales voire animales, on le remplace par du chaux-chanvre-terre), ouvertures, chapes… On doit notre travail à l’usure du temps mais également à l’abandon au début du 20e siècle de la chaux au profit du ciment artificiel. À l’époque, ceux qui réparaient les vieilles bâtisses ne juraient que par le ciment. Le ciment c’était moderne, c’était l’avenir, ça semblait plus solide, certains devaient peut-être trouver ça plus joli. La rigidité du ciment ainsi que son étanchéité ne sont, dans la plupart des cas, pas adaptés au bâti ancien. Il en résulte aujourd’hui des problèmes d’humidité, de pourrissement, de champignons (mérule). Cette transformation allait de pair avec de nouvelles habitudes de construction: condamnation des ouvertures pour les caves, pose du double vitrage, etc. L’air circulant moins, à la longue des problèmes de condensation se sont posés. Nous ne sommes pas dans un état d’esprit «écologiste» (ce mot d’écologie dans la construction me semble relever surtout du marketing), mais nous utilisons des matériaux naturels. Notamment la chaux, qui est poreuse, pour les enduits, le rejointoiement. Cela permet et une meilleure régulation thermique, et l’évacuation de l’humidité. Le bâtiment respire à nouveau.
L’hiver, les températures négatives empêchent de poser de la chaux. Comme il faut bien s’occuper, on prépare le terrain. À huit heures, il fait encore nuit. On échange vaguement deux trois mots à l’arrivée, on s’occupe du matériel, allume les projecteurs. On se réchauffe comme on peut puis on grimpe sur l’échafaudage. C’est du tout métal. Lorsque c’est gelé, les gants accrochent. On prend les outils, et l’on oublie ce qui dérange, les membres engourdis se chauffent à force de taper sur le crépi. Le bruit des piochons sur le mur c’est une musique à laquelle il faut être attentif, certains sons permettent de savoir si le travail d’aujourd’hui sera facile ou pas. Un son creux, c’est que l’enduit se décollera facilement, un son sans résonance une galère qui n’en finira jamais. Il y a aussi les sons qu’on définit difficilement. Là, il faut prendre son temps, il peut y avoir quelque chose derrière l’enduit. On plonge dans son travail. Et puis on s’aperçoit que la lumière des spots ne sert plus à rien. Derrière nous c’est incandescent. Le ciel est rouge. Des nappes de brume flottent sur le parc. C’est l’euphorie pour les oiseaux. C’est le moment de la cigarette. Avec le froid, ce ne sont plus des volutes, mais des nuages que j’expire. Tout est plus léger et pourtant plus intense. Je profite jusqu’à la dernière bouffée.
À la campagne l’hiver, on peut avoir l’impression d’être perdu au milieu de nulle part. À la campagne, l’été, j’aime faire la sieste à l’heure de midi sous un arbre. Je profite du silence, de la pelouse taillée ras.
À la ville, le matin, c’est surtout le fait d’être perché que j’apprécie. L’impression d’être au-dessus du quotidien qui en bas se met en route. Les gens qui vont au travail et qui passent, pressés, en regardant leurs pieds. Ils ne jettent même plus un coup d’œil autour d’eux, ils connaissent la route par cœur. C’est mélancolique ces bruits de pas qui résonnent. C’est peut-être pourquoi j’aime voir passer, les vendredis matins, les étudiants qui n’ont pas trouvé le sommeil. Ils donnent à la rue des allures de scène de théâtre. Ils poussent des cris, s’emmêlent les pieds, interpellent les passants. C’est toujours gratuit mais jamais violent, c’est aussi léger que leurs cervelles embrumées.
Je travaille en ce moment sur un chantier en intérieur sur trois étages, il y a tout à refaire, du sol au plafond en passant par les fenêtres, les portes. Il y a des plombiers, électriciens, charpentiers, menuisiers, couvreurs, plaquistes, peintres, maçons. L’architecte va organiser et planifier le chantier, répartir les tâches. Il va décider des matériaux à utiliser, comme nous sommes dans un bâtiment du vieux centre, on va essayer de respecter le lieu et la structure qui existe déjà. Cet architecte est méticuleux et semble être attentif à ce que souhaitent les clients, ce n’est pas toujours le cas. J’ai participé à des chantiers où les clients n’avaient pas leur mot à dire, même si c’étaient eux qui payaient. Les mauvais archis, on les reconnaît facilement. Ils ne montent jamais sur l’échafaudage, ne disent pas bonjour, ne connaissent pas la logique de la mise en œuvre et lorsque c’est fini, ils se félicitent du travail accompli.
Sur les petits chantiers, on traite directement avec le propriétaire. C’est le patron qui gère l’avancée des travaux, mais il nous arrive d’avoir affaire aux clients. C’est le cas quand le chantier est long et que le propriétaire habite les lieux.
Un client âgé, appuyé sur sa canne, sortait tous les jours au moment où on commençait à travailler. Il venait fumer sa cigarette, dans son peignoir. Il habitait avec sa femme une sorte de manoir, dans le centre-ville. Il allait jusqu’à la pelouse pour avoir une vue d’ensemble sur l’échafaudage et l’avancée des travaux. On parlait du temps, il s’intéressait à ce qu’on avait prévu pour la journée. Au moment de Noël, alors que nous n’étions pas venus depuis des semaines, le chantier étant à l’arrêt à cause des intempéries, il nous a invités à boire un verre. Nous nous sommes habillés pour la circonstance, ce n’était pas rien. Au début nous n’étions pas à l’aise, il a rapidement brisé la glace en nous servant une coupe de champagne. Puis il nous a fait visiter l’intérieur du manoir en racontant toutes sortes d’anecdotes. Un autre verre, des petits fours. Il lève son verre à notre travail, nous remercie chaleureusement.
Le métier de maçon n’a pas vraiment à voir avec la création. On ne crée pas, on ne transforme pas, on cherche à faire en sorte que rien ne se perde. Une façade poreuse, criblée de trous, on va la refaire mais en cherchant à rester au plus proche de ce qui était avant. Que cela soit au niveau des tons ou de la texture. Quand l’original est perdu et qu’à la place a été plaqué un enduit en ciment peint, on va tout faire tomber pour comprendre comment c’était avant. On sait quelles étaient les pratiques esthétiques d’une région, d’un lieu. On va essayer de redonner au bâtiment son aspect originel. On perpétue quelque chose de culturel, on rend hommage aux anciens (j’ai appris il y peu que mon arrière-grand-père en plus d’être agriculteur, était un maçon qui montait des murs en pierre sèche).
À force de taper sur le passé, il arrive qu’on le fasse ressurgir: une vieille pièce de monnaie dans un morceau de bois, ou dans un remplissage en terre. Là tout s’arrête. On redevient comme des enfants. On cherche à voir ce qu’il y a sur la pièce, on cherche s’il n’y en a pas d’autres... Cette pièce c’est un petit trésor, le bonjour d’un ouvrier d’il y a 100 ou 200 ans.
Une fois. C’était un gros chantier avec des kilomètres de joints à refaire, un château. On y avait passé des mois. L’hiver. À dégrader tous les joints qui étaient attaqués par les mousses et le lierre. À l’aide d’un piolet. On arrachait la surface abîmée pour retrouver la partie saine. Puis on a refait tous les joints (sable, chaux). Un échafaudage de 6 mètres sur 8, qu’on déplaçait au fur et à mesure de l’avancée des travaux. Pendant cette période, j’ai eu affaire au dentiste – pour un bout de dent qui avait sauté. Le dentiste était bel homme, il était très soigné de sa personne, belles chaussures, une belle montre. Il était plutôt gentil. Je l’imaginais jouant au golf. Et malgré nos différences, j’ai eu l’impression que nous faisions presque le même métier. Ce qu’il faisait sur ma dent, je le faisais sur un château...
J’avais besoin de temps pour mes projets personnels. J’ai décidé d’arrêter de travailler dans cette entreprise au bout d’environ trois ans. J’étais content de mon expérience, je savais qu’au besoin je pourrais retravailler dans la branche. Je m’étais remis à dessiner le soir, les week-ends. J’avais également renoué avec la lecture de bande dessinée grâce à un bibliothécaire de ma commune. J’ai commencé à faire des histoires courtes, pour m’entraîner, et j’ai eu envie de faire quelque chose d’un peu plus conséquent. Mais je ne suis pas sûr d’être taillé pour le labeur solitaire et autogéré – cette expérience a été un fiasco. Je m’y suis remis depuis, je ne désespère pas... Je fais un peu de photo de paysages aussi, rien de bien artistique, de la photo de carte postale. Ça me permet de créer quelque chose rapidement, sans me prendre la tête.
Je me suis lancé dans la boulangerie. C’était un peu sur un coup de tête. L’idée, avec ma compagne, de créer une entreprise dans son pays. La boulangerie me paraissait une bonne idée: proposer un pain de qualité. Le pain est très mauvais en Roumanie. C’est un pain blanc industriel qui se garde difficilement plus d’une journée. Il n’y a plus que quelques anciens dans les campagnes qui savent ce que c’est qu’un pain au levain. Cela faisait six mois que j’étais au chômage, je n’arrivais pas à me mettre sérieusement au dessin, la relation à longue distance pesait (mon amie était là-bas à ce moment-là) je cherchais donc une façon de gagner ma vie et si possible en Roumanie. J’ai trouvé une formation pour obtenir un CAP en un an. Un mois en stage, un mois en centre. J’avais sur ce métier une idée un peu naïve. En même temps il est toujours difficile de se rendre compte tant qu’on n’a pas pratiqué. J’avais l’image d’un métier créatif, varié, de quelque chose de noble. C’est en fait un métier très répétitif. Tous les jours on produit à peu près la même chose. Il y a peu de répit. Les différentes étapes de la fabrication du pain requièrent un tempo très précis. On passe son temps à courir d’un truc à un autre. Dans les quatre boulangeries par lesquelles je suis passé, l’ambiance était la plupart du temps exécrable, la hiérarchie très marquée. J’ai eu beaucoup de peine pour les jeunes apprentis. Je ne sais pas comment ils peuvent supporter de se faire traiter de la sorte. Je ne crois pas que cela soit en réprimandant ou en insultant en permanence que l’on donne envie d’apprendre ou de s’intéresser. Cela m’a profondément écœuré. J’ai décidé d’arrêter, je ne supportais plus de me rendre au travail. Et je ne pouvais pas me projeter dans l’avenir, je ne me voyais plus me mettre à mon compte. Avoir à travailler tout le temps, sans relâche... Ça n’a pas été facile à annoncer aux responsables de la formation. Les profs du centre de formation étaient vraiment de bons pédagogues et ils s’investissaient beaucoup pour que tout se passe pour le mieux. Une belle rencontre tout de même – lors d’un stage dans une boulangerie bio de grande échelle. Il y avait trois fours à bois qui tournaient en permanence, une dizaine d’employés, l’un d’eux s’occupait de faire toutes les pâtes. Il était placé dans une arrière-salle, avec ses balances, ses farines, et ses pétrins à bras. J’aimais aller le voir à l’œuvre. Il avait les gestes vifs et précis. C’était un grand technicien, on pouvait sentir la passion dans son exécution. Ça a été le seul à prendre un peu de temps pour m’apprendre. Il aimait partager son savoir.
J’ai essayé également le bûcheronnage. J’avais postulé pour un poste d’agent d’entretien des espaces naturels. J’aime la marche (j’ai fini par en faire un blog), être en contact avec la nature. Le poste avait été pris par un candidat qui passait avant moi. Les employeurs m’en ont proposé un autre où l’entretien consistait principalement en du bûcheronnage. C’est un métier très physique mais surtout énormément bruyant. Le vacarme de la tronçonneuse, de la fendeuse et des débroussailleuses toute la journée… Pour moi qui aime le calme des forêts, je n’étais pas à ma place.
Pendant toutes ces périodes jalonnées aussi par le chômage, j’ai continué à pratiquer la maçonnerie. Pour des amis, pour la famille. Ça m’a permis d’élargir mes connaissances, de toucher à des choses qu’on ne faisait pas dans l’entreprise. J’étais inscrit à Pôle emploi comme recherchant un métier de graphiste. Je ne souhaitais pas me positionner en tant que maçon même si c’était le métier que je connaissais le plus et qu’il m’arrivait parfois d’envisager d’y retourner. J’avais peur que pôle emploi ne me propose des postes que dans la maçonnerie de type pavillonnaire – à l’encontre de ce que je sais faire.
Je suis actuellement de retour dans l’entreprise qui m’a employé à mes débuts. J’y suis depuis presque un an. Si le boulot est le même, les ouvriers ont changé et l’ambiance s’en ressent. L’esprit d’équipe n’est plus là, c’est un peu chacun pour soi, ce qui convient mal avec ce métier... Mais un nouveau est arrivé qui est très sympa, nous travaillons en binôme, cela se passe bien, je retrouve un peu d’équilibre. Je vais essayer de mettre un peu d’argent de côté pour m’acheter du matos pour la photo et le dessin.
Je ne souhaite pas faire carrière dans quoi que ce soit. Je ne partage pas la vision dominante de ce qui serait «réussir dans la vie». Je ne me sens pas coupable lorsque je suis au chômage, je ne me sens pas inférieur lorsque je suis ouvrier. Cette semaine, un électricien m’a dit qu’il ne comprenait pas que je puisse prendre les transports en commun sans me changer. Lui ne supporte pas les regards méprisants de certains lorsqu’il garde ses habits de travail. Je me fous de l’allure que je peux avoir, je suis même plutôt fier de porter sur moi les traces de mon travail, je ne prends pas toujours le temps d’effacer les traces de chaux sur mon visage. Ça fait rire les enfants. Je ris avec eux. Ces expériences me servent, développent mon regard, ma compréhension de certaines choses. Mais le temps passe vite et j’ai quelquefois l’impression de ne pas avancer. De ne pas assez m’investir dans ce qui me plaît vraiment... Alors je me dis que le problème ne date pas d’hier...
«... la plupart des hommes, n’ayant point de but certain, cédant à une légèreté vague, inconstante, importune à elle-même, sont ballottés sans cesse en de nouveaux desseins; quelques-uns ne trouvent rien qui les attire ni qui leur plaise: et la mort les surprend dans leur langueur et leur incertitude.» Sénèque, De la brièveté de la vie II