J’ai commencé à travailler pour cette structure il y a 17 ans.
J’étais assez jeune, j’avais 23 ans.
J’avais collaboré auparavant avec un théâtre, mais ce travail, c’est ma première véritable expérience professionnelle. Elle est liée tout simplement à un contexte familial, la naissance de mon fils.
À 23 ans, j’étais toujours étudiant mais soudainement, dans ma représentation du rôle d’un père, il me fallait un travail. J’ai cherché de manière assez active et je suis rentré dans l’institution d’archives pour laquelle je travaille toujours. J’avais déjà des liens avec cette structure puisque j’avais rencontré certains de ses responsables dans le cadre de mes études de Lettres modernes.
J’avais déjà un goût assez marqué pour la question de l’archive.
De l’archive et de la littérature contemporaine.
J’ai vécu au sein de la structure des changements de postes successifs jusqu’à devenir directeur du développement culturel: le poste que j’occupe aujourd’hui.
Je m’occupe de la valorisation des archives. Pas tout seul, je travaille avec une équipe. Cette valorisation passe par la production d’expositions, par des projets éditoriaux et par l’organisation d’événements: des rencontres publiques avec des auteurs, des éditeurs, des colloques, ce genre de choses.
J’ai intégré cette structure à un moment particulier de son histoire puisqu’elle déménageait de Paris pour s’installer dans une abbaye en Normandie. Le monument a été totalement réhabilité pour l’accueillir. La principale rénovation concerne l’église-abbatiale qui a été transformée en bibliothèque. Je suis arrivé six mois avant l’inauguration de la bibliothèque.
C’était très excitant. J’ai toujours trouvé mon travail très stimulant, c’est un travail qui me nourrit. Si je m’interroge sur le pourquoi je suis là, je sais facilement le dire: j’ai toujours été intéressé par l’écriture, la littérature, la création au sens large. Là, je me suis retrouvé au cœur d’un endroit où ce qui concerne les processus de création, les traces produites par les auteurs ou les créateurs a été réuni. Un lieu très signifiant pour moi. Et en même temps c’est un lieu qui, je crois, a paralysé, ou paralyse encore certaines choses qui me sont personnelles et qui sont liées à ma propre envie d’écrire ou de créer. Je dirais que ce travail a aggravé mon surmoi littéraire!
Je travaille dans un centre d’archives mais concrètement je suis assez peu en contact avec les archives elles-mêmes. En tout cas pas quotidiennement. Je n’ai qu’une connaissance partielle de la collection. Qui est extrêmement riche. Il y a plus de 700 fonds, il y a forcément des pans entiers de ces archives que je connais au final assez mal. Mais cette fréquentation des archives a quand même imprégné toute ma vie, quasiment toutes mes lectures depuis que je fais ce travail. Je pense que 80% de ce que je lis est lié à mon travail. En fait j’ai l’impression que c’est complètement mélangé. Complètement mélangé: c’est le propre des métiers qui croisent la vie professionnelle et les pratiques personnelles...
Quand j’ai intégré cette structure il y avait une cinquantaine de salariés, aujourd’hui il y en a un peu moins de quarante, des archivistes et des bibliothécaires principalement, mais aussi tous ceux qui s’occupent de la vie du site, de l’accueil des chercheurs, de la restauration, des jardins, etc.
Certaines activités se sont inventées au fil du temps. Mais les objets sur lesquels je travaille avec mon équipe ont toujours existé, les expositions, l’édition et l’événementiel, ça existait avant que je n’arrive dans la structure, différemment.
J’aime l’idée d’imprimer ma marque, mon empreinte: c’est le cas ces dernières années avec la collection Le lieu de l’archive, une collection de livres qui accompagnent des expositions présentées dans ce centre d’archives. J’ai coordonné toute son élaboration. C’est intéressant. Ce n’est pas du tout un travail personnel. C‘est un travail qui implique beaucoup de personnes... Je peux peut-être essayer de raconter tout simplement comment s’élaborent de tels projets.
Les expositions prennent la forme de cartes blanches: on invite un auteur, un penseur, un philosophe ou un artiste... Le choix de cet invité, c’est la directrice de l’institution qui le fait. J’ai une directrice qui est dans un dialogue permanent avec ses collaborateurs, avec certains d’entre eux en tout cas. Sur ces questions, on s’entend bien, on a des goûts et des intérêts proches.
Une fois la personne retenue, on l’invite à venir choisir, dans l’immensité des archives, une sélection de pièces qui lui permette de développer un propos, un récit. En général la sélection oscille entre 100 et 250 pièces qui deviennent la matière première d’une exposition et d’un livre reflétant son approche de l’archive.
Chacun utilise l’archive à des fins un peu différentes...
Moi j’ai un rôle de coordinateur. C’est d’abord une organisation logistique. Organiser un calendrier. Faire un budget prévisionnel, accueillir notre invité, manger avec lui, l’accompagner dans les collections et dans la conceptualisation de son projet.
Pour ce qui est de la partie recherche documentaire on s’adapte à la personne, à ses envies, à son projet. On doit réinventer des méthodes, cela m’intéresse beaucoup: qu’on ne soit pas dans la reproduction systématique d’un schéma.
La dernière exposition en date est celle de Valérie Mréjen qui, elle, a souhaité se focaliser sur un type d’archives un peu particulier puisque ce sont des archives qui ne nous intéressent pas beaucoup a priori: des archives qui relèvent de l’ordinaire, voire de l’infra-ordinaire, elle parle d’archives «sans qualité»: des fleurs séchées, des cartes de visites, des boîtes d’allumettes, des cartes postales non-envoyées..., ce genre d’éléments qui se retrouvent au milieu des archives, on ne sait pas toujours dire pourquoi, presque par accident. Des éléments qui ne sont pas ou peu identifiés dans les inventaires.
On fait reposer une partie de la recherche documentaire sur l’équipe des archivistes et sur la mienne. Chacun est mis en situation de pouvoir faire des propositions. On connait tous plus ou moins bien le contenu de tel ou tel fonds d‘archives. On a des affinités ou des spécialités qui se sont affirmées avec le temps au sein de la maison. Moi par exemple, je connais assez bien les fonds qui concernent la poésie plutôt expérimentale. Et puis telle personne, tel archiviste, connaîtra mieux le fonds de cinéma parce qu’il ou elle a été amené(e) à l’inventorier etc. On organise des temps de mise en partage, d’échange avec notre invité. Chacun peut dire: ah! je me souviens avoir vu tel élément dans tel ou tel fonds…
Ça c’est une manière de faire. L’autre manière pour le commissaire-invité c’est tout simplement de consulter les inventaires, qui sont, évidemment, à sa disposition. Il peut consulter ces inventaires et demander à ouvrir des boîtes, des dossiers, compulser nos archives.
Ce sont des projets qui nécessitent beaucoup de temps. Mais de manière générale tous les projets qui concernent l’archive appellent une temporalité particulière, une temporalité longue liée notamment aux demandes d’autorisation préalables à toute utilisation.
L'archive n’est pas un matériau comme un autre.
Au fil des projets, même si on n’a pas de temps spécifiquement dédié à la consultation des archives, on capitalise un savoir. Par exemple, j’aime beaucoup l’œuvre de Danielle Collobert dont les archives sont conservées dans la collection. Il m’est déjà arrivé d’explorer ce fonds pour être en mesure de pouvoir le présenter ensuite dans le cadre de conférences. C’est aussi l’un des aspects de mon travail, représenter la structure, la présenter auprès de différents publics.
En fait, comme on est une petite équipe, il y a une grande polyvalence chez beaucoup d’entre nous, c’est l’un des intérêts de travailler dans cette structure. Ainsi, alors que ce n’est pas mon travail, j’ai déjà été impliqué dans la collecte de certains fonds d’archives. Je me suis occupé des archives du poète Christian Prigent, ou de celles de Julien Blaine...
On produit quelques livres – assez peu, deux ou trois par an. On est impliqués par ailleurs dans des projets coéditoriaux, des projets menés avec des grandes maisons d’édition. Là c’est pareil, c’est un travail très collectif. Je fais de la direction éditoriale, c’est un travail mené avec l’auteur, mais aussi avec un photographe sollicité pour faire les images des archives, avec des graphistes, des correcteurs, avec un diffuseur. Il y a la promotion du livre, on intervient à tous les endroits de la chaîne de production. Moi je ne fais pas le travail directement, je le coordonne.
Le temps est très fractionné. J’ai un emploi du temps assez instable. Dans la même journée je peux m’occuper de choses très concrètes, comme l’organisation du dîner du soir parce qu’on a un événement et des invités à demeure, puis je vais échanger avec des interlocuteurs au Brésil, parce qu’on prépare une exposition consacrée à Gisèle Freund et qu’on est en train de contractualiser avec eux, etc. J’ai l’impression dans mon quotidien de faire des écarts très grands.
Géographiquement, j’ai plusieurs lieux de travail, mon lieu de travail principal c’est ce centre d’archives, cette abbaye, mais je suis assez rarement dans mon bureau. Comme on travaille en équipe il y a aussi toute une vie de la structure qui passe par des réunions inter-services, je me déplace, je vais chaque semaine à Paris où nous avons aussi des bureaux. La semaine prochaine je vais à Bordeaux, aux Archives Bordeaux Métropole, présenter Le Lieu de l’archive dans un cycle de conférences.
Il n’y a pas de structure comparable à la nôtre, je pense. C’est à la fois une structure importante et en même temps c’est une structure qui, de par son histoire et son statut, son statut associatif, a gardé une grande agilité, une forme de souplesse. C’est une force, une force extraordinaire de pouvoir répondre à des sollicitations, de pouvoir se réinventer sans cesse. L’un des intérêts de ce centre d’archives, c’est son obstination à montrer à quel point l’archive peut être un matériau vivant. C’est ce qui m’importe en premier lieu. L’archive ré-impliquée, réinjectée, relue, re-je ne sais quoi, réactivée par l’interprétation, voire même par la fiction. C’est quelque chose que je trouve très puissant: imaginer tous ces documents dans des boîtes, et il y en a une profusion extraordinaire, là, en attente du chercheur, de l’artiste, du penseur qui va venir les réactiver.
Dans la bibliothèque du centre d’archives tout le monde est bienvenu: par exemple un artiste, un chorégraphe qui veut travailler sur des manuscrits peut le faire. Un étudiant aussi. La condition, c’est qu’il expose son projet, qu’il justifie sa démarche.
J’ai toujours eu envie d’écrire, depuis petit, depuis l’adolescence disons, mais sans jamais m’y coller vraiment. J’écrivais comme tout le monde dans le cadre de mon travail, mais une écriture de création, une écriture personnelle, ça pas du tout. Le fait d’être dans un environnement où l’écrit est omniprésent, où la trace écrite est omniprésente, je ne suis pas sûr que ça ait été extrêmement facilitateur... Même si par certains aspects, comme celui de rencontrer des professionnels de ce milieu, cela ne m’a pas été complètement inutile.
J’ai une sensibilité à la disparition, à la trace, à l’inscription, qui est un peu biaisée par mon travail. Dans certaines de mes pratiques artistiques, je sais que j’ai des réflexes ou des usages qui sont complètement liés au fait que je travaille quotidiennement dans un centre d’archives. Par exemple, comme tout le monde, j’ai un téléphone portable. J’utilise beaucoup mon téléphone pour écrire, envoyer des messages, prendre des photos, enregistrer des discussions. Je suis sensible à la question de la volatilité et de la fragilité de ces supports numériques: c’est arrivé à tout le monde que des éléments de ce type, auxquels on tient beaucoup, disparaissent pour toujours. Parce que, je ne sais pas, ton abonnement au cloud n’était plus à-jour, ou pour des raisons techniques... Face à cela, j’ai toujours eu des tentations bizarres: sauvegarder des SMS, les extraire de mon téléphone pour les imprimer sur du papier, ce genre de chose.
Dans plusieurs de mes travaux la question du document est présente. En ce moment j’écris un texte qui s’appelle Historique des opérations, il a pour trame un relevé bancaire. C’est a dire des documents que tout le monde a chez soi, qui répertorient nos dépenses: une date, un libellé, un montant celui d’un débit ou d’un crédit. C’est la trame de mon texte: certaines dépenses déclenchent des récits. C’est un exemple de l’usage de document que je peux avoir dans mon travail d’écriture et qui ne me semble pas complètement étranger à cette familiarité avec le document d’archive liée à mon activité professionnelle.
Moi j’aime bien écrire le matin. Sur mon ordinateur. Je n’écris pas du tout à la main. Cela dépend des périodes mais l’idéal c’est quand j’arrive à m’astreindre à une forme de régularité, à un travail quotidien même s’il n’est pas forcément très long. C’est à cette condition là que j’arrive à avancer dans mes travaux d’écriture. Malheureusement la plupart du temps je n’y arrive pas.
J’ai un autre projet, qui est un peu compliqué à expliquer rapidement, que je mène depuis quelques années avec l’écrivaine et artiste Sonia Chiambretto, un projet qu’on a amorcé aux Laboratoires d’Aubervilliers et qui s’articule autour d’un principe de collecte de paroles, de témoignages, de documents... C’est un travail qu’on mène en lien avec un groupe qu’on a créé, le Groupe d’information sur les ghettos (g.i.g). Ce groupe rassemble, partout où il s’implante, des habitants, des artistes et des chercheurs, tous impliqués dans la création de protocoles d’enquête: écriture de questionnaires, diffusion, récolte de données, traitement. Le fonds documentaire du g.i.g est ensuite régulièrement convoqué pour créer des espaces fictionnels poétiques et frontalement politiques interrogeant les mécanismes d’exclusion et de repli: publications, installations, vidéos, performances…
Je pense que ça, la nature de ce projet, c’est directement lié à ma fréquentation des archives aussi. Mon travail imprègne ma pratique artistique, de toute évidence.
Mes projets artistiques occupent aujourd’hui une place de plus en plus importante et je n’arrive plus à les conjuguer avec mon travail. Il faut dire qu’il est très envahissant, très exigeant, il demande une forme d’engagement, qui est normale et que j’ai toujours eue, je pense, enfin j’espère. Donc aujourd’hui je dois faire un choix. Je fais le choix de me consacrer à mon travail personnel, mon travail d’artiste. C’est un choix forcément difficile, une décision dure à prendre: ce qui s’ouvre, la vie qui s’ouvre à moi aujourd’hui, va être une vie probablement moins confortable, par certains aspects, matériellement par exemple. C’est confortable d’avoir un salaire fixe.
Le moment de transformation que je suis en train de vivre n’est pas un moment de rupture, c’est un changement de vie qui s’inscrit je crois dans une trajectoire. Mon projet n’est pas d’entrer dans une autre structure. Mon projet c’est de me consacrer complètement à mon travail artistique, d’essayer de créer une économie à cet endroit-là. Qui passe notamment par le théâtre. Parmi les choses que je fais, le théâtre tient pas mal de place. À l’endroit de l’écriture mais aussi de la mise en scène. Je fais de la mise en scène. Là aussi ce sont des projets qui mobilisent le collectif. Il y a tout juste un an, on a créé une compagnie avec Sonia Chiambretto: Le premier épisode.
Nos projets sont nombreux, notamment ceux en lien avec le Groupe d’information sur les ghettos. Tous les documents qu’on a rassemblés ces dernières années avec notre questionnaire, on a plus que jamais envie de les utiliser pour faire des récits, des performances, pour la scène. On a envie de faire des expositions aussi, des installations. Parmi les réalisations il y aura prochainement un spectacle, je dis un spectacle parce qu’il va tourner dans les théâtres.
Tout ça va nous occuper pendant plusieurs années, c’est sûr. Ces projets nous ont déjà emmenés à beaucoup d’endroits. On a travaillé à Marseille, à Strasbourg, à Lille, on a travaillé avec des gens en situation d’exil à Paris, dans le 20e arrondissement. Là on commence tout juste un travail en Normandie avec un centre qui accueille de très jeunes migrants, des mineurs non accompagnés. Après on travaillera aux Terrasses du port, à Marseille, une grande galerie marchande. C’est un projet qu’on peut implanter partout, à chaque fois on essaie d’adapter nos méthodes, nos usages pour interroger à notre manière ce qui fait aujourd’hui ghetto dans le monde dans lequel on vit.
On a envie d’aller partout avec nos questions, prioritairement à la rencontre des ceux à qui on ne donne jamais la parole. C’est pour nous un préalable important: arriver avec des questions plutôt qu’avec des affirmations.